mercredi 8 juin 2011

John Barleycorn

  A l'âge de quinze ans à peine , je travaillais de longues heures dans une fabrique de conserves . L'une dans l'autre , mes journées les plus courtes étaient de dix heures . Si à ces dix heures de travail effectif devant une machine l'on ajoute celle du déjeuner , le temps employé pour me rendre à l'usine et rentrer chez moi ; le matin , à me lever , m'habiller , et déjeuner ; le soir , à dîner , me dévêtir et me coucher , il ne restait des vingt-quatres heures de la journée que les neufs heures de sommeil nécessaires à un jeune gaillard comme moi .
  Sur ces neuf heures , dès que j'étais au lit et avant que mes yeux ne s'alourdissent , je m'arrangeais pour voler un peu de temps que je consacrais à la lecture .
  Mais bien souvent je ne quittais pas l'usine avant minuit . Parfois je trimais dix-huit et vingt heures d'affilée . Une fois même , je restai à ma machine trente-six heures consécutives . Il s'écoula des semaines entières durant lesquelles je ne lâchais pas ma besogne avant onze heures ; ces jours-là , je rentrais me coucher à minuit passé ; on m'appelait à cinq heures et demie pour m'habiller , manger , courir au travail et je me retrouvais à mon poste au coup de sifflet de sept heures . Impossible alors de dérober le moindre instant pour mes chers bouquins .
  Mais , direz-vous , quel rôle pouvait jouer John Barleycorn (ndm : surnom de l'alcool) dans cette tâche éreintante , acceptée stoiquement , d'un gosse qui avait à peine atteint ses quinze ans ? Il en jouait un très grand , et je vais vous le démontrer . Souvent , je me demandais si le but de la vie était de nous transformer ainsi en bêtes de somme . Pas un cheval , dans la ville d'Oakland , ne peinait aussi longtemps que moi . Si c'était là l'existence , je n'en raffolais pas .
  Je me rappelais mon petit bateau , amarré au quai et dont le fond s'incrustait maintenant de coquillages ; je me rappelais le vent qui soufflait tous les jours dans la baie , les levers et couchers de soleil que je ne voyais plus ; la morsure de l'air salin dans mes narines et de l'eau salée sur ma chair quand je plongeais par-dessus bord ; je me rappelais toute la beauté , les merveilles et les jouissances sensuelles du monde dont on  me privait .
  Il n'y avait qu'un moyen d'échapper à ce métier abrutissant : partir au loin sur l'eau et y gagner mon pain . Or la vie de marin conduisait inévitablement à John Barleycorn . Je l'ignorait . Et quand je m'en rendis compte , j'eus tout de même assez de courage pour ne pas me laisser happer de nouveau par l'existence bestiale que je menais en usine .
  Je voulais me laisser emporter par les vents de l'aventure . Or , ils soufflaient sur les cotres des pirates et les éparpillaient d'un bout à l'autre de la baie de San Francisco , depuis les bancs d'huîtres et les hauts-fonds sur lequels on se battait la nuit , jusqu'au marché matinal , le long des quais , où les revendeurs ambulants et les hôteliers descendaient acheter la marée .
  Toute incursion sur les parcs à huîtres était un délit payé par la prison , la livrée infamante ou les fers . Et après ? Les bagnards fournissaient des journées moins longues que les miennes à l'usine . Et j'entrevoyait une existence cent fois plus romanesque comme pilleur d'huîtres ou même forçat qu'a demeurer esclave de la machine .
  Derrière tout cela , ma jeunesse débordante percevait le chuchotement du romanesque , l'invite de l'aventure . Je fit part de mes désirs à Mammy Jennie , la vieille noire qui m'avait allaité . Plus prospère que mes parents , elle soignait des malades et gagnait d'assez bonnes semaines . Je lui demandai si elle consentirait à prêter de l'argent à son "nourrisson blanc" ! Si elle consentait ? Tout ce qu'elle possédait était à moi .
  Puis je me mis en quête de Frank-le-Français , un pilleur d'huîtres , qui , disait-on , cherchait à vendre son sloop , le Razzle Dazzle . Je découvris le bateau ancré dans la partie de l'estuaire voisine de l'Alameda , près du pont de Webster . A bord se trouvait des visiteurs que Franck régalait de vin . Il monta sur le pont pour discuter de l'affaire . Il voulait bien vendre , mais c'était dimanche et cet après-midi là il recevait des invités . Le lendemain , me dit-il , il rédigerait l'acte de vente et je pourait entrer en possession . Entre-temps , il me pria de descendre pour me présenter à ses amis : je vis là deux soeurs , Mamie et Tess , une dame Hadley , qui les chaperonnait ; Whisky Bob , un jeune pilleur d'huîtres de seize ans , et healey-l'Araignée , un rat de quai à favoris noirs , d'une vingtaine d'années .
[...]
  Franck-le-Français versa un gobelet de vin rouge d'une énorme dame-jeanne pour sceller notre marché . Je me rappelai le vin rouge du ranch italien , et frémis intérieurement . Le whisky et la bière me répugnaient moins . Mais la Reine des Pilleurs d'huîtres me regardait , un verre à demi-vide en main .
  J'avais ma fierté . Moi , un homme - de quinze ans il est vrai - je pouvais me montrer à la hauteur . En outre , je voyais sa soeur en Mme Hadley , ainsi que le jeune pilleur d'huîtres , et le rat de quai moustachu , et tout le monde avait un verre à la main . Allais-je passer pour une poule mouillée ? Non , mille fois non . Plutôt boire mille verres ! J'ingurgitai comme un homme le gobelet plein jusqu'au bord .
  Franck-le-Français était enchanté du marché que je venais de conclure en lui remettant , comme arrhes , une pièce d'or de vingt dollars . Il versa de nouvelles rasades . Je m'étais découvert une tête solide et un estomac à toute épreuve , et je me sentais de force à boire modérément avec eux , sans m'empoisonner pour toute une semaine . Je pouvait tenir aussi bien le coup qu'eux , d'autant qu'ils avaient commencé avant moi .
[...]
  Bientôt la Reine se mit à me faire la cour , à moi , dernier venu de la flotte des pirates - non pas simple matelot , mais capitaine propriétaire . Elle m'emmena prendre l'air sur le pont . Naturellement , elle n'était pas sans savoir que Franck-le-Français se mordait les poings de rage en bas - ce que j'ignorais totalement .
[...]
  Nul , plus que moi , n'était capable de savourer la situation . Dans cette atmosphère de bohême , je ne pouvait m'empêcher de comparer mon rôle actuel avec celui de la veille lorsque , installé devant ma machine dans une atmosphère renfermée et suffocante , je répétais sans relâche et à toute vitesse les mêmes gestes d'automates .
  Ici , le verre en main , je partageais la chaude camaraderie de ces aventuriers qui refusaient de s'assujettir à la même routine , narguaient les contraintes légales , et risquaient comme ils l'entendaient leur vie et leur liberté . C'est encore John Barleycorn qui m'avait mêlé à cette superbe compagnie d'âmes sans frein , sans peur et sans vergogne !
  La brise de mer me picotait les poumons et frisait les vagues au milieu du chenal . Devant elle avançaient à la file les gabares plates , réclamant à grands coups de sirènes l'ouverture des ponts tournants . Des remorqueurs aux cheminées rouges passaient à toute vitesse , berçant le Razzle Dazzle dans leur sillage . Un bateau sucrier sortait du "boneyard" en remorque ver la mer . Le soleil miroitait sur la face ondulée et la vie était formidable .
[...]
  Le voilà bien , le stimulant de l'esprit de révolte , d'aventure , de romanesque , des choses interdites et accomplies avec défi et noblesse . Je savais que le lendemain je ne reprendrais pas ma place à la machine , dans la fabrique de conserve . Demain , je serais un flibustier , aussi libre qu'on peut l'être dans notre siècle et dans les parages de San Francisco .
 Enfin mon rêve se réalisait ! J'allais dormir sur l'eau , m'éveiller sur l'eau , sur l'eau je passerais ma vie !


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