mardi 6 décembre 2011

Paul-Emile de Puydt , Panarchie

Panarchie


Publié dans la Revue Trimestrielle, Bruxelles
(Juillet 1860)


I
EN MANIÈRE DE PRÉFACE

Un moderne a dit: « Si j'avais la main pleine de vérités, je me garderais bien de l'ouvrir. »
Ce mot est peut-être d'un sage: à coup sûr il est d'un égoïste.
Un autre a écrit ceci: « Les vérités que l'on aime le moins à entendre sont celles qu'il importe de dire. »
Voilà deux penseurs qui ne sont pas près de s'entendre. Je m'accorderais assez avec le second, mais dans la pratique sa manière de voir offre des inconvénients.

   Je consulte la sagesse des nations: elle m'apprend que « toute vérité n'est pas bonne à dire. »
Soit ! mais comment distinguer? D'autre part, l'Évangile nous enseigne « qu'il ne faut pas tenir la lumière sous le boisseau. »

Me voilà fort perplexe. J'ai une idée neuve; du moins je la crois telle, et quelque chose me dit que c'est mon devoir de la répandre; cependant, au moment d'ouvrir la main, j'éprouve une certaine inquiétude: quel est l'inventeur qui n'a pas été un peu persécuté?

   Quant à l'invention, une fois confiée à la lettre moulée, elle fera son chemin comme elle pourra; je la tiens pour émancipée. Ma sollicitude se concentre sur l'auteur. L'absoudra-t-on d'avoir eu une idée?
Un ancien, qui sauva Athènes et la Grèce, disait à je ne sais plus quel brutal qui, dans une discussion, à bout d'arguments, levait son bâton sur lui: « Frappe, mais écoute. »

L'antiquité abonde en grands exemples. A l'imitation de Thémistocle, je propose mon idée et je dis au public: Lisez-moi jusqu'au bout, vous me lapiderez ensuite si c'est votre opinion.
J'entends bien, cependant, n'être point lapidé. Le brutal dont je parle est mort à Sparte il y a vingt-quatre siècles, et chacun sait les immenses progrès que l'humanité réalise en deux mille quatre cents ans. De nos jours, les idées ont toute licence de se produire, et si, de temps en temps, on bâtonne encore un inventeur, ce n'est plus comme tel, mais à titre d'agitateur et d'utopiste.
Ces réflexions me rassurent et j'entre résolument en matière.




II
SOSIE
Messieurs, ami de tout le monde!
Molière

J'aime l'économie politique et je voudrais que le monde entier l'eût en aussi grande estime que moi. Cette science, née d'hier et déjà la plus importante de toutes, est loin d'avoir dit son dernier mot. Tôt ou tard, et j'espère que ce sera bientôt, elle régentera l'univers. Je suis fondé à l'affirmer, car c'est dans les écrits des économistes que j'ai puisé le principe dont je propose une application nouvelle, bien plus large et non moins logique que toutes les autres.
Citons d'abord quelques aphorismes, dont l'enchaînement préparera le lecteur.
« La liberté et la propriété sont étroitement liées; l'une favorise la répartition des richesses, l'autre enseigne à les produire. »
« La valeur des richesses dépend de l'usage qu'on en fait. »
« Le prix des services s'établit en raison directe de la demande et en raison inverse de l'offre. »
« La division du travail multiplie les richesses. »
« La liberté engendre la concurrence, qui, à son tour, enfante le progrès. »
(Ch. De Brouckere, Principes généraux d'économie politique.)
Donc, libre concurrence, entre les individus d'abord, puis de nation à nation. Liberté d'inventer, de travailler, d'échanger, de vendre, d'acheter. Liberté de taxer les produits de son travail. Point d'intervention de l'État en dehors de son domaine spécial. « Laissez faire, laissez passer. »
Voilà, en quelques lignes, le fond de l'économie politique, le résumé d'une science sans laquelle il n'y a que mauvaise administration et gouvernements déplorables.
0n peut aller plus loin encore et, dans bien des cas, réduire cette grande science à la maxime finale: Laissez faire, laissez passer.
Je m'en empare et je dis:

    Dans le domaine de la science, il n'y a pas de demi-vérités; il n'existe pas de vérités qui, vraies sous une face, cessent de l'être sous un autre aspect. Le plan de l'univers est d'une simplicité merveilleuse, aussi merveilleuse que son infaillible logique. La loi est partout la même, les applications seules sont diverses. Les êtres les plus élevés et les plus simples, depuis l'homme jusqu'au zoophyte, jusqu'au minéral, offrent d'intimes rapports de structure, de développement et de composition, et de frappantes analogies rattachent le monde moral au monde matériel. La vie est une, la matière est une, les manifestations seulement sont diverses, les combinaisons innombrables, les individualités infinies; et cependant le plan général les renferme toutes. La faiblesse de notre entendement, le vice radical de notre éducation, font seuls la diversité des systèmes et l'opposition des idées. Entre deux opinions qui se contredisent, il y en a une vraie et une fausse; à moins que toutes deux ne soient fausses, mais toutes deux ne peuvent être vraies. Une vérité, scientifiquement démontrée, ne peut être vraie ici et fausse ailleurs, bonne, par exemple, pour l'économie sociale et mauvaise en politique: c'est ici que je voulais aboutir.

La grande loi de l'économie politique, la loi de la libre concurrence, laissez faire, laissez passer, n'est-elle applicable qu'au règlement des intérêts industriels et commerciaux ou, plus scientifiquement, qu'à la production et à la circulation des richesses? La nuit économique qu'elle est venue illuminer, l'état permanent de trouble, l'antagonisme violent des intérêts qu'elle a pacifiés, ne règnent-ils pas au même degré dans la sphère politique, et l'analogie ne dit-elle pas que le remède serait le même dans les deux cas? Laissez faire, laissez passer.

Entendons-nous, cependant: il y a, par-ci par-là, des gouvernements aussi libres que la faiblesse humaine le comporte actuellement, et il s'en faut que tout soit pour le mieux dans ces meilleures des républiques. Les uns disent: « c'est précisément qu'il y a trop de liberté; » les autres: « c'est qu'il n'y en a pas encore assez. »

La vérité, c'est qu'il n'y a pas la liberté qu'il faudrait; la liberté fondamentale, la liberté d'être libre ou de ne l'être pas, à son choix. Chacun se constitue juge et tranche la question suivant ses goûts ou ses besoins particuliers, et comme il y a, là-dessus, autant d'opinions que d'individus, tot homines, tot sensus, vous voyez d'ici le gâchis décoré du beau nom de politique. La liberté des uns est la négation du droit des autres, et réciproquement. Le plus sage et le meilleur des gouvernements ne fonctionne jamais du plein et libre consentement de tous les gouvernés. Il y a des partis, triomphants ou vaincus, des majorités et des minorités en lutte perpétuelle, et d'autant plus passionnés pour leur idéal que la notion en est plus confuse. Les uns opprimant au nom du droit, les autres se révoltant au nom de la liberté, pour devenir oppresseurs à leur tour, le cas échéant.

J'entends! dit un lecteur. Vous êtes un de ces utopistes qui bâtissent de toutes pièces un système dans lequel ils veulent enserrer la société, de gré ou de force. Rien n'est bien de ce qui est, et votre panacée seule sauvera l'humanité. « Prrrenez mon ours! »

Erreur! Je n'ai d'autre ours que celui de tout le monde, et je ne diffère de n'importe quels autres qu'en un point, c'est que je suis partisan à la fois de tous les ours, c'est-à-dire de toutes les formes de gouvernement. De celles, au moins, qui ont des partisans.

Je n'entends plus.

Alors, laissez-moi continuer.

« On est généralement enclin à pousser trop loin la théorie. Faut-il en conclure que toutes les propositions, dont l'ensemble compose une théorie, doivent être toujours considérées comme fausses? On dirait qu'il y a de la perversité ou de la folie dans l'exercice de l'intelligence humaine. Déclarer qu'on n'aime pas la science spéculative, qu'on déteste les théories, n'est-ce pas renoncer à la faculté de penser?»
Ces réflexions ne sont pas de moi; elles ont pour père une des grandes intelligences de notre âge, Jérémie Bentham.
Royer-Collard a dit la même chose avec une grande puissance d'expression:
« Prétendre que la théorie n'est bonne à rien et que la pratique est le seul guide sûr, c'est avoir la prétention d'agir sans savoir ce que l'on fait et de parler sans savoir ce que l'on dit. »
S'il n'y a rien de parfait dans ce qu'invente l'homme, il tend du moins invariablement vers cette perfection impossible: c'est la loi du progrès. Il n'y a de lois immuables que celles de la nature. Ce sont les bases sur lesquelles doit fonder tout législateur, parce que seules elles ont puissance de porter l'édifice social; mais l'édifice lui-même est l'oeuvre des hommes. Chaque génération est comme un locataire nouveau qui, avant de prendre possession, change la distribution, recrépit la façade, ajoute ou retranche une aile, suivant ses besoins particuliers. De loin en loin, une génération, plus hardie ou plus imprévoyante que ses devancières, jette bas l'édifice tout entier, sauf à coucher à la belle étoile jusqu'à ce qu'il soit reconstruit. Quand on l'a refait sur un nouveau plan, après mille privations et de gigantesques efforts, on est tout penaud de ne pas le trouver beaucoup plus habitable que l'ancien. Ceux qui en on dressé les plans s'y sont, il est vrai, ménagé des logements commodes, bien clos, chauds en hiver, frais en été, mais les autres, qui ne pouvent choisir, sont relégués à l'entresol, dans les caves, au grenier. Voila autant de mécontents, de trouble-fêtes, dont les uns regrettent l'ancien édifice, tandis que les plus hardis rêvent déjà une démolition nouvelle. Pour quelques satisfaits la masse des mécontents est innombrable.

Il y a cependant des satisfaits; tenons-en bonne note. L'édifice n'est pas irréprochable, bien s'en faut, mais il a des qualités. Pourquoi le démolir demain, plus tard, n'importe quand, aussi longtemps qu'il abrite commodément assez de locataires pour payer son entretien?
Je hais, pour ma part, les démolisseurs à l'égal des tyrans. Vous êtes logé sous les combles, votre appartement est trop étroit, ou insalubre. Changez-en, je ne demande pas mieux. Choisissez ailleurs, déménagez sans bruit, mais, pour Dieu, ne faites pas sauter la maison en partant. Ce qui ne vous convient plus peut faire la joie de votre voisin. Comprenez-vous l'apologue?

A peu près; mais où voulez-vous en venir? Plus de révolutions, à la bonne heure! Je suis d'avis qu'elles coûtent, neuf fois sur dix, plus qu'elles ne rapportent. Nous conserverons donc le vieil édifice, mais où logerez-vous ce qui déménagent?

Où ils voudront; ce n'est pas mon affaire. J'entends qu'à cet égard on conserve la plus entière liberté. C'est la base de mon système: laissez faire, laissez passer.

Je crois comprendre: ceux qui seront mécontents de leur gouvernement en iront chercher un autre. Il y a du choix, en effet, depuis l'empire de Maroc, et sans parler d'autres empires, jusqu'à la république de San Marino; depuis la cité de Londres jusqu'aux Pampas de l'Amérique. Est-ce là toute votre invention? Elle n'est pas neuve, je vous en avertis.

Il ne s'agit pas d'émigration. On n'importe pas la patrie à la semelle de ses souliers. D'ailleurs, un aussi colossal déplacement est et sera toujours impraticable. Toutes les richesses de l'humanité ne suffiraient pas à payer les frais de déménagement. Je n'entends pas davantage parquer les citoyens suivant leurs opinions; reléguer, par exemple, les catholiques dans les provinces flamandes et tracer de Mons à Liège la frontière du libéralisme. Je désire que l'on continue à vivre ensemble, là où l'on est, ailleurs si l'on veut, mais sans discordes, en bons frères, chacun professant librement ses opinions et soumis aux seuls pouvoirs qu'il aura personnellement choisis ou acceptés.

Je n'y suis plus du tout.

Vous ne m'étonnez nullement. Mon plan, mon utopie, n'est donc pas une vieillerie, comme vous le pensiez d'abord, et cependant rien au monde n'est plus simple et plus naturel; mais il est reconnu qu'en gouvernement comme en mécanique les idées simples viennent toujours les dernières.
Venons au fait: rien de durable ne se fonde que par la liberté. Rien de ce qui est fondé ne se maintient et ne fonctionne avec tout son effet utile que par le libre jeu de tous ses éléments actifs. Autrement, il y a perte de forces, usure prompte des rouages et, en définitive, rupture et accidents graves. Je demande donc pour tous et chacun des éléments de la société humaine, la liberté de s'aggréger suivant leurs affinités et de ne fonctionner qu'au pro-rata de leurs aptitudes; en d'autres termes, le droit absolu de choisir la société politique où ils veulent vivre et de ne relever que de celle-là. Ainsi vous, vous êtes républicain . . .

Moi! le ciel m'en garde!

Simple supposition. L'édifice monarchique ne vous convient pas; l'air y est trop lourd pour vos poumons et le jeu de vos organes n'y a pas l'action que votre constitution réclame. Dans l'état actuel des idées, vous tendez à renverser cet édifice, vous et vos amis, et à bâtir le vôtre à sa place. Mais pour ce faire, vous avez contre vous tous les partisans de la monarchie, qui tiennent à leur monument, et en général tous ceux qui ne partagent pas vos convictions. Faites mieux: assemblez-vous, rédigez votre programme, dressez votre budget, ouvrez des listes d'adhésion, comptez-vous, et si vous êtes en nombre suffisant pour en faire les frais, fondez votre république.

Où cela? Dans les Pampas?

Non vraiment, ici; où vous êtes, sans déplacement. Il est nécessaire jusqu'ici, j'en conviens, que les monarchistes soient consentants. Je suppose résolue, pour la facilité de ma démonstration, la question de principe. Je n'ignore nullement, du reste, la difficulté d'amener ce qui est à faire place à ce qui voudrait et devrait être. Je livre mon idée, et n'entends l'imposer à personne, mais je ne vois que la routine qui puisse la repousser. Ne sait-on pas qu'en tous lieux, gouvernants et gouvernés font assez mauvais ménage. Dans l'ordre civil, on a paré aux mauvais ménages par la séparation légale ou le divorce. C'est une institution analogue que je propose dans l'ordre politique, et sans avoir besoin de l'entourer d'autant de formes et de lenteurs tutélaires, parce qu'en politique un premier mariage ne laisse ni traces physiques ni progéniture. Mon procédé diffère des procédés injustes et tyranniques suivis jusqu'à ce jour, en ce que je n'entends pas qu'on violente personne.

    Vous voulez fonder un schisme politique? Vous en êtes les maîtres, mais à une condition, c'est de faire cela entre vous, en famille, sans toucher en rien aux droits ni à la foi des autres. Pour cela, point n'est besoin de fractionner le territoire de l'État en autant de cases qu'il y a de formes de gouvernement connues et acceptées. Encore une fois, je laisse chacun et chaque chose à sa place. Je demande seulement que l'on se serre un peu et que les dissidents puissent librement bâtir leur église et adorer le dieu Pouvoir à leur manière.

Et les moyens pratiques, s'il vous plaît?

C'est là mon fort. Vous connaissez le mécanisme de l'état civil? Il ne s'agit que d'en faire une nouvelle application. Nous ouvrons, dans chaque commune, un nouveau bureau, le bureau de l'ÉTAT POLITIQUE. Ce bureau envoie, à chaque citoyen majeur, une feuille de déclaration à remplir, comme pour la contribution personnelle ou l'impôt sur les chiens.
« Question. Quelle est la forme de gouvernement que vous désirez? »
Vous répondez, en toute liberté: monarchie, ou démocratie, ou autre chose.
« Question. Si c'est monarchie, la voulez-vous absolue ou tempérée . . . et par quoi? »
Vous répondez: constitutionnelle, je suppose. Quelle que soit, d'ailleurs, votre réponse, on vous inscrit sur un registre ad hoc, et une fois inscrit, et sauf réclamation de votre part, dans les formes et les délais légaux, vous voilà sujet du roi ou citoyen de la république. Dès lors, vous n'avez plus rien à démêler avec le gouvernement des autres, non plus qu'un sujet prussien avec l'autorité belge. Vous obéissez à vos chefs, à vos lois, à vos règlements; vous êtes jugé par vos pairs, taxé par vos représentants; vous n'en payez ni plus ni moins, mais, moralement, c'est tout autre chose. Enfin, chacun est dans son état politique, absolument comme s'il n'y avait pas, à côté de lui, un autre . . , que dis-je? dix-autres gouvernements, ayant aussi chacun leurs contribuables.

Survient-il un différend entre sujets de gouvernements divers, ou entre un gouvernement et le sujet d'un autre? il ne s'agit que de se conformer aux règles dès à présent observées entre nations voisines et amies, et s'il s'y trouve quelque lacune, le droit des gens et tous les droits possibles la combleront sans peine. Le reste est l'affaire des tribunaux ordinaires.

Voilà une nouvelle mine à procès dont l'invention mettra les avocats de votre côté.

J'y compte bien.
Il peut et il doit aussi y avoir des intérêts communs, à tous les habitants d'une circonscription déterminée, quelque que soit leur état politique. Chaque gouvernement, en ce cas, serait à la nation entière (nation politique) à peu près ce que chacun des cantons suisses ou plutôt des États de l'Union américaine est au gouvernement fédéral.

Ainsi toutes ces questions neuves et, au premier abord, effrayantes, trouvent des solutions préparées, une jurisprudence établie sur la plupart des points, et ne présentent de sérieuses difficultés nulle part.
Il arrivera certainement que des esprits mal faits, des rêveurs incorrigibles, des natures insociables, ne s'accommoderont d'aucune forme connue de gouvernement. Il y aura des minorités tellement faibles qu'elles ne fourniront pas de quoi payer le budget de leur idéal politique. Tant pis pour elles et pour eux. Les uns et les autres seront libres de faire de la propagande et de se recruter jusqu'à complément du nombre, ou plutôt du budget nécessaire, car tout se résumera en une question de finances, et jusque-là ils devront opter pour l'une des formes établies. On conçoit que des minorités d'aussi peu de valeur ne causeront aucun trouble.

Ce n'est pas tout: la question est rarement posée entre les opinions extrêmes. On se bat bien plus et bien plus fort pour des nuances que pour des couleurs tranchées. En Belgique, nonobstant quelques défaillances avouées, l'immense majorité opterait, je n'en doute pas, pour les institutions en vigueur, mais dans l'application, en serait-on mieux d'accord? N'avons-nous pas deux ou trois millions de catholiques, qui ne jurent que par M. de Theux, et deux ou trois millions de libéraux qui ne jurent que par eux-mêmes? Comment les concilier? - En ne conciliant rien du tout; en laissant chaque parti se gouverner à sa guise - et à ses frais. Théocratie si l'on veut; la liberté doit aller jusqu'au droit de n'être pas libre, inclusivement.

Seulement, comme il ne faut pas que pour des nuances d'opinions on aille à l'infini multiplier les rouages gouvernementaux, on s'efforcera, dans l'intérêt général, de simplifier la machine et d'appliquer la même roue motrice à produire double ou triple effet. Je m'explique: un roi sage et franchement constitutionnel conviendrait à la fois aux catholiques et aux libéraux; il n'y aurait qu'à doubler le ministère; M. de Theux pour les uns, M. Frère-Orban pour les autres, le roi pour tous.

Qui empêcherait même, si messieurs tels et tels, que je ne nomme pas, s'accordaient pour inaugurer l'absolutisme, que le même prince appliquât ses hautes lumières et sa riche expérience à faire les affaires de ces messieurs sans qu'ils eussent dorénavant le triste embarras d'émettre leur avis sur la marche du gouvernement? Et vraiment, quand j'y pense, je ne vois pas trop pourquoi, en modifiant l'arrangement en sens opposé, ce prince unique, ne ferait pas un président fort acceptable pour une république honnête et modérée. Le cumul ne serait pas interdit.



III
La liberté a ses inconvénients et ses périls,
mais à la longue elle finit par sauver toujours.
M. A. DESCHAMPS.

Un avantage incomparable de mon système, qui en a, d'ailleurs, tant d'autres, c'est de rendre faciles, naturelles et parfaitement légitimes ces variations qui, de nos jours, ont déconsidéré de fort braves gens, et qu'on a cruellement flétries sous le nom d'apostasies politiques. Cette impatience de changement, qu'on a imputée à crime à d'honnêtes citoyens et qui a fait taxer de légèreté ou d'ingratitude certaines nations anciennes et modernes, qu'est-ce après tout, sinon le désir du progrès? Et même, en bien des cas, n'est-il pas étrange qu'on accuse d'inconséquence, de versatilité, précisément ceux qui restent conséquents avec eux-mêmes. On veut la fidélité au parti, au drapeau, au prince; fort bien, si prince et parti sont immuables, mais s'ils se transforment ou font place à d'autres qui ne soient pas précisément des équivalents? Quoi! j'aurai pris pour guide, pour chef, pour maître, si vous voulez, un prince supérieur à son siècle; je me serai incliné devant sa volonté puissante et créatrice et j'aurai abdiqué mon initiative personnelle pour la mettre au service de son génie, et puis, ce prince mort, voilà que lui succède, par droit de primogéniture, quelque esprit étroit, imbu d'idées fausses, qui démolit pièce à pièce l'oeuvre de son père, et vous voulez que je lui reste fidèle? Pourquoi? Parce qu'il est l'héritier direct et légitime du premier? Direct, je le concède, mais légitime, du moins en ce qui me touche, je le nie formellement.

Je me révolterai point pour autant; j'ai vous ai dit que je détestais les révolutions, mais je me tiendrai pour lésé et en droit de changer à l'expiration du contrat.
« Sire, disait Madame de Staël à l'empereur de Russie, votre caractère est pour vos sujets une constitution et votre conscience une garantie. »

    « Quand cela serait, répondit Alexandre, je ne serais jamais qu'un accident heureux. »
Ce mot, si brillant et si vrai, résume parfaitement ma pensée.

Notre panacée, si l'on veut employer ce mot, c'est donc la libre concurrence en matière de gouvernement. C'est le droit pour chacun de chercher son bien-être où il croit le voir, et de se fournir de sécurité aux conditions qui lui plaisent. C'est, d'autre part, le progrès assuré, par une lutte d'émulation entre les gouvernements, obligés de se disputer incessamment la clientèle. C'est la liberté vraie inaugurée dans le monde entier, la liberté qui ne s'impose à personne, qui est pour chacun tout juste ce que chacun veut qu'elle soit, qui n'opprime ni ne trompe et contre laquelle l'appel est toujours ouvert. Pour chercher cette liberté-là il ne faudra renoncer ni aux traditions de la patrie ni aux douceurs de la famille, il ne faudra point apprendre à penser dans une langue étrangère; point ne sera besoin de passer les fleuves et les mers, emportant avec soi les ossements de ses aïeux. Il ne s'agira plus que d'une simple déclaration devant l'état politique de sa commune, et sans avoir ôté sa robe de chambre ni ses pantoufles, on se trouvera à son gré passé de la république à la monarchie, du parlementarisme à l'autocratie, de l'oligarchie à la démocratie ou même à l'an-archie de M. Proudhon.
Êtes-vous las des agitations du forum, c'est-à-dire des logomachies de la tribune parlementaire ou des baisers un peu rudes de la déesse Liberté? Êtes-vous soûl de libéralisme et de cléricalisme, au point de confondre parfois M. Dumortier avec M. De Fré et de ne savoir plus en quoi diffèrent précisément M. Rogier et M. De Decker? Aspirez-vous au repos, aux molles langueurs d'un despotisme honnête? Sentez-vous le besoin d'un gouvernement qui pense pour vous, s'agite à votre place, ait l'oeil à tout et la main partout et qui joue à votre profit ce rôle de vice-providence qui plaît tant aux gouvernements en général? Vous n'avez que faire d'émigrer vers le Midi comme les hirondelles à l'équinoxe et les oies en novembre. Ce que vous désirez est ici, chez vous, ailleurs, partout. Faites-vous inscrire; prrrenez vos places!

Ce qu'il y a d'admirable dans cette découverte, c'est qu'elle supprime à tout jamais révolutions, émeutes, désordres de la rue et jusqu'aux moindres émotions, de la fibre politique. Vous n'êtes pas content de votre gouvernement? Prenez-en un autre. Ces quatre petits mots, gros d'horreurs et rouges de sang, que toutes les cours d'assises, hautes ou basses, martiales, prévôtales, spéciales, toutes sans exception, condamneraient par acclamation comme coupables de provocation à la révolte, ces quatre petits mots deviennent innocents et purs comme autant de séminaristes et aussi bénins que le remède dont se défiait à tort M. de Pourceaugnac. « Prenez-en un autre, » c'est-à-dire passez au bureau de l'état politique, ôtez votre chapeau au commis-chef, priez-le, en bonnes termes, de vous rayer de la liste où vous figurez et de transférer votre nom sur celle de ... il n'importe laquelle.

    Le commis-chef mettra ses lunettes, ouvrira le registre, inscrira votre déclaration, vous en donnera récépissé. Vous le saluerez derechef, et la révolution sera accomplie, sans autre effusion que celle d'une goutte d'encre. Accomplie pour vous seul, j'en conviens. Votre changement n'obligera personne, et ce sera son mérite. Il n'y aura ni majorité triomphante ni minorité vaincue; mais rien non plus n'empêchera les quatre millions six cent mille autres Belges de suivre votre exemple, s'il leur agrée. Le bureau de l'état politique demandera des surnuméraires.

Quelle est au fond, tout préjugé d'éducation mis à part, la fonction d'un gouvernement quelconque? C'est, je l'ai déjà indiqué, de fournir aux citoyens la sécurité (je prends ce mot dans son acception la plus large) aux meilleurs conditions possibles. Je sais bien que, sur ce point, les idées sont encore un peu confuses. Il y a des gens à qui il ne suffit pas d'une armée pour les protéger contre les ennemis du dehors, d'une police, d'une gendarmerie, de M. le procureur du roi et de MM. les juges pour assurer l'ordre au dedans et faire respecter le droit et la propriété.

    J'en sais qui veulent un gouvernement ayant les mains pleins d'emplois bien rétribués, de titres sonores et de décorations éclatantes; avec des douaniers aux frontières pour protéger leur industrie contre les consommateurs et des légions de fonctionnaires protégeant les beaux-arts, les théâtres et les actrices. Mais je sais aussi que ce sont là des vieilleries propagées par ces gouvernements-providence dont nous parlions tantôt. En attendant que la libre expérimentation en ait fait justice, je ne vois pas de mal à ce qu'il subsistent quelque part, pour la satisfaction ce ceux qui les aiment ainsi. On ne demande qu'une chose: la liberté du choix.

Car tout est là: liberté du choix, concurrence. Laissez faire, laissez passer! Cette sublime devise, inscrite sur le drapeau de la science économique, sera un jour aussi celle du monde politique. Économie politique, le nom déjà le faisait prévoir, et, chose curieuse, on a eu beau vouloir changer ce nom, par exemple en économie sociale, le bon sens public a repoussé cette concession. La science économique est et sera la science politique par excellence. N'est-ce pas elle qui a inventé ce principe moderne de non intervention et sa formule: laissez faire, laissez passer.
Donc, libre concurrence en matière de gouvernement comme en toute autre. Voyez d'ici, le premier moment de surprise passé, le tableau d'un pays ainsi livré à la concurrence gouvernementale, c'est-à-dire possédant simultanément, régulièrement enchevêtrés, autant de gouvernements qu'on en a inventés et qu'on en inventera encore.

Oui, vraiment! ce sera un beau gâchis. Et vous croyez qu'on se tirera de cet mêlée?

Certes, et rien de plus aisé à concevoir, si l'on veut s'y appliquer un peu.
Vous rappelez-vous le temps où l'on s'égorgeait pour la religion plus qu'on ne s'est jamais égorgé pour des raisons de politique? Où le divin créateur des êtres était le Dieu des armées, le Dieu vengeur et impitoyable, au nom de qui le sang coulait à flots? Les hommes ont aimé de tout temps à prendre en main la cause de Dieu et à le faire complice de leurs passions sanguinaires.
« Tuez tout! Dieu reconnaîtra les siens! »

Que sont devenues ces haines implacables? Le progrès de l'esprit humain les a balayées comme le vent d'automne fait des feuilles mortes. Les religions au nom desquelles se dressaient jadis les bûchers et les instruments de torture, vivent paisiblement côte à côte, sous les même lois, mangeant au même budget, et si chaque secte prêche toujours sa propre excellence, c'est tout au plus si elle damne encore la secte rivale.

Eh bien, ce qui est devenu possible dans ce domaine obscur et insondable de la conscience, avec l'esprit de prosélytisme des uns, l'intolérance des autres, le fanatisme et l'ignorance des masses; ce qui est possible à ce point qu'on le rencontre et le coudoie dans la moitié du monde, sans qu'il en résulte plus ni trouble ni violences; au contraire avec ce caractère bien saillant que là où les croyances sont diverses, les sectes nombreuses et sur un pied de parfaite égalité légale, elles sont aussi, tout en chacune, plus sages, plus soucieuses de leur dignité et de la pureté de leur morale que partout ailleurs; ce qui est devenu possible dans de si difficiles conditions, ne le serait-il pas davantage dans le domaine purement terrestre de la politique, où tout devrait être clair, où le but se définit par une phrase, où la science s'expose en quatre mots?

Qu'aujourd'hui, où un gouvernement n'existe qu'à la condition d'exclure tous les autres; où un parti ne domine qu'après avoir brisé les partis adverses; où une majorité qui gouverne a toujours à côté d'elle une minorité impatiente de gouverner; qu'aujourd'hui les partis se haïssent et vivent sinon en guerre, au moins en état de paix armée, quoi de plus inévitable? Et qui s'étonnerait de voir les minorités intriguer et remuer sans cesse, et les gouvernements de fait comprimer violemment toute aspiration vers une autre forme politique tout aussi exclusive, de telle sorte que la société se compose d'ambitieux aigris, attendant l'heure de la vengeance, et d'ambitieux satisfaits digérant au bord du précipice? Les principes erronés n'amènent pas de conséquences justes et la force n'engendre ni la vérité ni le droit.

Mais que toute contrainte vienne à cesser; que tout citoyen majeur soit et demeure libre, non pas une fois, au lendemain de quelque révolution sanglante, mais toujours et partout, de choisir, dans le dédale des données gouvernementales, celles qui vont à son esprit et à son caractère ou à ses besoins personnels; libre de choisir, entendons-nous bien, mais non d'imposer son choix aux autres: et tout désordre cesse, toute lutte stérile devient impossible.

Ce n'est encore là qu'une des faces de la question; en voici une autre: du moment où les procédés gouvernementaux sont soumis au régime de l'expérimentation, de la libre concurrence, il faut qu'ils progressent et se perfectionnent, c'est la loi naturelle. Plus de nuages, plus de profondeurs qui ne recèlent que le vide, plus de roueries qualifiées de finesses diplomatiques, plus de ces lâchetés ni de ces infamies badigeonnées de raison d'État; plus d'ambitions de cour ou de camps mal dissimulées sous le faux titres d'honneur ou d'intérêt national. En deux mots, plus de tromperie sur la nature et la qualité de la denrée gouvernementale. Désormais le jour est partout, les gouvernés comparent et se rendent compte, et les gouvernants comprennent enfin cette vérité économique et politique, qu'il n'y a qu'une condition de succès solide et durable en ce monde: c'est de faire mieux et à meilleur marché que les autres. A dater de ce moment l'accord universel s'établit, et les forces perdues jusque-là en labeurs stériles, en frottements et en résistances, s'unissent pour imprimer au progrès et au bonheur de l'humanité une impulsion imprévue, prodigieuse, vertigineuse.

Amen! Permettez cependant une petite objection: Quand toutes les variétés possibles de gouvernement auront été éprouvées partout, au grand jour de la publicité et de la concurrence, qu'en résultera-t-il? Il y en aura évidemment une qui sera reconnue la plus parfaite, et dont, alors, tout le monde voudra, ce qui nous ramènera à n'avoir pour tous qu'un seul gouvernement, c'est-à-dire juste au point de départ.

Pas si vite, je vous prie, ami lecteur. Quoi! de votre propre aveu, tous seraient d'accord et vous appelez cela revenir au point de départ? Votre objection me donne gain de cause sur la proposition principale, puisqu'elle suppose l'accord universel établi par le simple fonctionnement du laissez faire, laissez passer. Je pourrais me borner à prendre acte et vous tenir pour rallié, converti à mon système, mais je ne veux pas de demi-convictions et je ne cherche pas à faire des prosélytes.

Non, on n'en reviendra pas à n'avoir qu'une seule forme de gouvernement, si ce n'est peut-être dans un avenir lointain, quand la fonction gouvernementale sera réduite, du consentement général, à sa plus simple expression. Nous n'en sommes point là, ni près d'y arriver. En attendant, les hommes ne sont ni tous semblables d'esprit et de moeurs, ni aussi faciles à concilier que vous le supposez, et le régime de la concurrence est le seul possible. L'un a besoin d'agitation, de luttes; le repos lui serait mortel; l'autre, rêveur et philosophe, ne voit que du coin de l'oeil les bouillonnements de la société, et ses pensées ne se produisent que dans le calme le plus profond. Celui-ci, pauvre, savant, artiste inconnu, a besoin d'encouragements et de soutien pour enfanter son oeuvre immortelle; il lui manque un laboratoire pour ses expériences, un palais à construire, un marbre à faire dieu. Celui-là, génie puissant et prime-sautier, ne supporte aucune entrave et brise le bras qui veut le guider. A l'un, il faudra la république, ses dévouements et son abnégation; à l'autre, la monarchie absolue, ses pompes, ses splendeurs. Tel discoureur voudra un parlement, tel autre incapable d'assembler dix mots, demandera qu'on proscrive les bavards. Il y a des esprits forts et des têtes faibles, des ambitieux insatiables et des gens simples, content du petit lot qui leur est échu; il y a, enfin, autant de caractères que d'individus, autant de besoins que de natures différentes. Comment contenter à la fois tout ce monde avec une seule forme de gouvernement? Évidemment, on s'en accommodera à des degrés fort inégaux; il y aura des satisfaits, des indifférents, des frondeurs, des mécontents, voire même des conspirateurs.
En tout cas, comptez sur la nature humaine pour réduire le nombre des satisfaits au-dessous de celui des mécontents. Si parfait qu'on suppose ce gouvernement unique, et fût-il la perfection absolue, il y aurait toujours une opposition: celle des natures imparfaites, à qui toute perfection est inintelligible ou antipathique. Dans mon système, les plus vifs mécontentements ne seront que querelles de ménage, avec le divorce pour remède extrême.

Mais sous ce régime de concurrence, quel gouvernement voudra se laisser distancer par les autres dans la carrière du progrès? Quels perfectionnements, heureusement appliqués chez le voisin, refusera-t-on d'introduire chez soi? Cette émulation, constamment entretenue, enfantera des prodiges. Mais aussi, les gouvernés seront tous des modèles. Libres d'aller et de venir, de parler ou de se taire, d'agir ou de laisser faire, ils n'auront, s'ils ne sont pas pleinement satisfaits, à s'en prendre qu'à eux-mêmes. Dès lors, au lieu de faire de l'opposition afin d'être remarqué, on mettra son amour-propre à se persuader et à persuader aux autres que l'autorité dont on relève est la plus parfaite qui se puisse rêver. Ainsi s'établira entre gouvernants et gouvernés une douce intimité, une confiance réciproque et une facilité de relations aisée à concevoir.

Quoi? vous rêvez sérieusement et tout éveillé cet accord complet des partis et des sectes politiques? Vous comptez les faire vivre côte à côte sur le même terrain, sans qu'ils se heurtent, sans que les plus fort tentent d'absorber ou de soumettre les plus faibles? Vous imaginez que de cette grande Babel sortira la langue universelle?

Je crois à la langue universelle, comme je crois à la souveraine puissance de la liberté pour pacifier le monde; je n'entends prévoir ni le jour ni l'heure de l'accord. Mon idée est une semence que je jette au vent; tombera-t-elle sur un sol fertile ou sur les pierres du chemin? Ce n'est plus mon affaire. Je ne propose rien. Tout, d'ailleurs, est affaire de temps. Qui eût cru, il y a un siècle, à la liberté de conscience? Et qui, de nos jours, oserait la remettre en question? Y a-t-il bien longtemps qu'on souriait encore à cette idée bizarre que la presse était une puissance, un pouvoir dans l'État? Et maintenant les vrais hommes d'État s'inclinent devant elle. Et cette puissance nouvelle, l'opinion publique, que chacun de nous a vue naître et qui, encore embarrassée de ses langes, impose ses arrêts aux empires et pèse souverainement dans les conseils mêmes des despotes, l'aviez-vous prévue, et n'auriez-vous pas ri au nez de celui qui eût osé en prédire l'avènement?

Du moment que vous ne proposez rien, nous pouvons causer. Dites-moi, par exemple, comment dans cette enchevêtrement d'autorités, chacun reconnaîtra les siens. Et si l'on peut, à toute heure, s'enrôler sous ce gouvernement-ci, se dégager de celui-là, sur qui et sur quoi comptera-t-on pour régler les budgets et solder les listes civiles?

D'abord, je n'admets pas qu'on soit libre de changer à toute heure et de faire banqueroute à son gouvernement. On peut assigner à ces sortes d'engagements un minimum de durée; un an, je suppose. Des exemples pris en France et ailleurs m'autorisent à penser qu'il est possible de supporter, durant toute une année, le gouvernement qu'on s'est donné. Les budgets, régulièrement votés et répartis, obligeraient chacun jusqu'à due concurrence, et, en cas de contestation, les tribunaux ordinaires prononceraient. Quant à retrouver chacun ses sujets, ses administrés ou ses contribuables, est-ce plus difficile que pour chaque église de recenser ses fidèles et pour chaque association de compter ses actionnaires?

Mais vous aurez dix gouvernements, vingt peut-être au lieu d'un, donc autant de budgets, de listes civiles, de frais généraux autant de fois répétés qu'il y aura de différents états-majors.
Je ne nie point la force de l'objection. Remarquez seulement qu'en vertu de la loi de la concurrence, chacun de ces gouvernements tendra, de toute nécessité, à devenir aussi simple et aussi économique que possible. Les états-majors qui nous coûtent, Dieu sait! les yeux de la tête, se réduiraient au plus strict nécessaire, et les sinécures supprimées rendraient leurs titulaires au travail productif. Cependant la question ne serait, par là, qu'à demi résolue et je n'aime pas les solutions par à peu près. Trop de gouvernements seraient un mal, une cause de dépenses exagérées, sinon de confusion. Eh bien, dès que ce mal sera senti, le remède ne se fera pas attendre. Le bon sens public fera justice des exagérations, et il ne subsistera bientôt de gouvernements que ceux qui seront réellement viables: les autres périront d'inanition. Vous voyez que la liberté a réponse à tout.

Peut-être. Et les dynasties régnantes, et les majorités triomphantes, et les corps constitués, et les doctrines en crédit, pensez-vous que jamais ils abdiquent pour se ranger bénévolement sous la bannière du laissez faire, laissez passer? Vous avez beau dire que vous ne proposez rien, on n'esquive pas ainsi la discussion.

Dites-moi d'abord si vous croyez fermement qu'ils soient assez sûrs de leur positions pour avoir toujours intérêt à refuser une large concession? Or, moi seul, je ne destitue personne. Tous les gouvernements existent en vertu d'une force qu'ils puisent quelque part en dehors d'eux, et dont ils usent plus ou moins habilement pour se perpétuer. Dès lors, ils ont leur place assurée dans mon organisation. Qu'ils doivent perdre d'abord bon nombre de leurs adhérents plus ou moins volontaires, je n'ai garde de le nier; mais sans parler des chances de l'avenir, quelles enviables compensations du côté de la sécurité des pouvoirs et de leur stabilité! Moins de sujets, moins de contribuables, c'est le mot propre, mais en revanche, soumission absolue et cependant volontaire pendant la durée du contrat. Plus de contrainte, peu de gendarmes, guère de police; des soldats, tout juste assez pour la parade, mais les plus beaux possibles. Les dépenses décroissant plus vite que ne sauraient décroître les revenus. Plus d'emprunts, plus de gêne financière; on aura, ce qui ne s'était encore vu que dans le Nouveau Monde, des économies au moyen desquelles on pourra faire des heureux. On sera béni, encensé, et je ne parle pas de ces vapeurs stupéfiantes qu'on souffle au nez des pouvoir chancelants, mais de vrai parfums d'Arabie, faits pour des nez d'élite. Quelle dynastie n'aimerait à s'éterniser ainsi? Quelle majorité ne consentirait à laisser la minorité émigrer en masse?

Voyez enfin comme un système qui a pour base le grand principe économique de laissez faire est fort contre toutes les difficultés. La vérité n'est pas vrai à demi; elle est la vérité, ni plus ni moins. Aujourd'hui, nous avons des dynasties régnantes et des dynasties déchues; des princes qui portent la couronne et d'autres qui ne seraient point fâchés de la porter; et chacun a son parti; et chaque parti a pour mission principale de mettre des bâtons dans la roue du char de l'État, jusqu'au jour où, le char ayant versé, ils peuvent à leur tour monter dessus et risquer la culbute. Jeu charmant de bascule, dont les peuples payent les frais et ne se lassent guère, comme disait Paul-Louis Courier. Avec notre procédé, plus de ceux coûteux équilibres ni de chutes à grand fracas; plus de conspirations ni d'usurpations; tout le monde est légitime, et personne. On est légitime sans conteste, tant que l'on dure, et pour les siens seulement. Hors de là, nul droit divin ni terrestre, si ce n'est le droit de se modifier, de perfectionner ses plans et de faire un nouvel appel aux actionnaires.

Point d'exils, ni de proscriptions, ni de confiscations, ni de persécutions d'aucune sorte. Le gouvernement qui tombe liquide avec ses bailleurs de fonds; s'il a été honnête, si sa comptabilité est en règle, si les statuts, constitutionnels ou autres, ont été fidèlement observés, il peut quitter son palais le front levé et aller à la campagne rédiger ses mémoires justificatifs. Viennent d'autres circonstances: les idées se modifient, une lacune se fait sentir dans l'État collectif, une spécialité manque, des actionnaires inactifs ou mécontents cherchent un placement... Vite on lance son prospectus, on recueille des adhésions, et quand on se croit assez fort, au lieu de descendre dans la rue, comme on dit en style d'émeute, on monte au bureau de l'état politique, on fait sa déclaration, que l'on appuie du dépôt d'un exemplaire de ses statuts fondamentaux et d'un registre où les adhérents vont se faire inscrire, et voilà un gouvernement de plus. Le reste est affaire d'intérieur, de ménage, et les associés seuls ont à s'en enquérir.

Je propose un droit minime d'enregistrement et de mutation que les employés de l'état politique percevront eux-mêmes et à leur profit. Quelques cents francs pour fonder un gouvernement, quelques centimes pour passer individuellement de l'un à l'autre. Les employés n'auront pas d'autre traitement, mais j'imagine qu'ils ne seront pas trop mal rentés et que ces sortes de places seront très courues.
N'êtes-vous pas émerveillé de cette simplicité de rouages, de ce mécanisme puissant qu'un enfant pourrait conduire, et qui répond cependant à tous les besoins? Cherchez, tâtez, scrutez, analysez! Je vous défie de le trouver en défaut sur aucun point.

Aussi suis-je convaincu que personne n'en voudra: l'homme est ainsi fait. C'est même cette conviction qui m'engage à publier mon idée. En effet, si je ne fait point de prosélytes, ceci n'est qu'un jeu d'esprit, et nul pouvoir constitué, nulle majorité, nulle corporation, personne enfin qui dispose de quoi que ce soit n'a le droit de m'en vouloir.

Et si, par hasard, vous m'aviez converti?

Chu.....t. Vous allez me compromettre!

samedi 26 novembre 2011

La Loi , par Bastiat .

La loi pervertie! La loi — et à sa suite toutes les forces collectives de la nation, — la Loi, dis-je, non seulement détournée de son but, mais appliquée à poursuivre un but directement contraire! La Loi devenue l'instrument de toutes les cupidités, au lieu d'en être le frein! La Loi accomplissant elle-même l'iniquité qu'elle avait pour mission de punir! Certes, c'est là un fait grave, s'il existe, et sur lequel il doit m'être permis d'appeler l'attention de mes concitoyens.

Nous tenons de Dieu le don qui pour nous les renferme tous, la Vie, — la vie physique, intellectuelle et morale. Mais la vie ne se soutient pas d'elle-même. Celui qui nous l'a donnée nous a laissé le soin de l'entretenir, de la développer, de la perfectionner.

Pour cela, il nous a pourvus d'un ensemble de Facultés merveilleuses; il nous a plongés dans un milieu d'éléments divers. C'est par l'application de nos facultés à ces éléments que se réalise le phénomène de l'Assimilation, de l'Appropriation, par lequel la vie parcourt le cercle qui lui a été assigné.

Existence, Facultés, Assimilation — en d'autres termes, Personnalité, Liberté, Propriété, — voilà l'homme.

C'est de ces trois choses qu'on peut dire, en dehors de toute subtilité démagogique, qu'elles sont antérieures et supérieures à toute législation humaine.

Ce n'est pas parce que les hommes ont édicté des Lois que la Personnalité, la Liberté et la Propriété existent. Au contraire, c'est parce que la Personnalité, la Liberté et la Propriété préexistent que les hommes font des Lois.

Qu'est-ce donc que la Loi? Ainsi que je l'ai dit ailleurs, c'est l'organisation collective du Droit individuel de légitime défense.

Chacun de nous tient certainement de la nature, de Dieu, le droit de défendre sa Personne, sa Liberté, sa Propriété, puisque ce sont les trois éléments constitutifs ou conservateurs de la Vie, éléments qui se complètent l'un par l'autre et ne se peuvent comprendre l'un sans l'autre. Car que sont nos Facultés, sinon un prolongement de notre Personnalité, et qu'est-ce que la Propriété si ce n'est un prolongement de nos Facultés?

Si chaque homme a le droit de défendre, même par la force, sa Personne, sa Liberté, sa Propriété, plusieurs hommes ont le Droit de se concerter, de s'entendre, d'organiser une Force commune pour pourvoir régulièrement à cette défense.

Le Droit collectif a donc son principe, sa raison d'être, sa légitimité dans le Droit individuel; et la Force commune ne peut avoir rationnellement d'autre but, d'autre mission que les forces isolées auxquelles elle se substitue.

Ainsi, comme la Force d'un individu ne peut légitimement attenter à la Personne, à la Liberté, à la Propriété d'un autre individu, par la même raison la Force commune ne peut être légitimement appliquée à détruire la Personne, la Liberté, la Propriété des individus ou des classes.

Car cette perversion de la Force serait, en un cas comme dans l'autre, en contradiction avec nos prémisses. Qui osera dire que la Force nous a été donnée non pour défendre nos Droits, mais pour anéantir les Droits égaux de nos frères? Et si cela n'est pas vrai de chaque force individuelle, agissant isolément, comment cela serait-il vrai de la force collective, qui n'est que l'union organisée des forces isolées?

Donc, s'il est une chose évidente, c'est celle-ci: La Loi, c'est l'organisation du Droit naturel de légitime défense; c'est la substitution de la force collective aux forces individuelles, pour agir dans le cercle où celles-ci ont le droit d'agir, pour faire ce que celles-ci ont le droit de faire, pour garantir les Personnes, les Libertés, les Propriétés, pour maintenir chacun dans son Droit, pour faire régner entre tous la Justice.

Et s'il existait un peuple constitué sur cette base, il me semble que l'ordre y prévaudrait dans les faits comme dans les idées. Il me semble que ce peuple aurait le gouvernement le plus simple, le plus économique, le moins lourd, le moins senti, le moins responsable, le plus juste, et par conséquent le plus solide qu'on puisse imaginer, quelle que fût d'ailleurs sa forme politique.

Car, sous un tel régime, chacun comprendrait bien qu'il a toute la plénitude comme toute la responsabilité de son Existence. Pourvu que la personne fût respectée, le travail libre et les fruits du travail garantis contre toute injuste atteinte, nul n'aurait rien à démêler avec l'État. Heureux, nous n'aurions pas, il est vrai, à le remercier de nos succès; mais malheureux, nous ne nous en prendrions pas plus à lui de nos revers que nos paysans ne lui attribuent la grêle ou la gelée. Nous ne le connaîtrions que par l'inestimable bienfait de la Sûreté.

On peut affirmer encore que, grâce à la non-intervention de l'État dans des affaires privées, les Besoins et les Satisfactions se développeraient dans l'ordre naturel. On ne verrait point les familles pauvres chercher l'instruction littéraire avant d'avoir du pain. On ne verrait point la ville se peupler aux dépens des campagnes, ou les campagnes aux dépens des villes. On ne verrait pas ces grands déplacements de capitaux, de travail, de population, provoqués par des mesures législatives, déplacements qui rendent si incertaines et si précaires les sources mêmes de l'existence, et aggravent par là, dans une si grande mesure, la responsabilité des gouvernements.

Par malheur, il s'en faut que la Loi se soit renfermée dans son rôle. Même il s'en faut qu'elle ne s'en soit écartée que dans des vues neutres et discutables. Elle a fait pis: elle a agi contrairement à sa propre fin; elle a détruit son propre but; elle s'est appliquée à anéantir cette Justice qu'elle devait faire régner, à effacer, entre les Droits, cette limite que sa mission était de faire respecter; elle a mis la force collective au service de ceux qui veulent exploiter, sans risque et sans scrupule, la Personne, la Liberté ou la Propriété d'autrui; elle a converti la Spoliation en Droit, pour la protéger, et la légitime défense en crime, pour la punir.

Comment cette perversion de la Loi s'est-elle accomplie? Quelles en ont été les conséquences?

La Loi s'est pervertie sous l'influence de deux causes bien différentes: l'égoïsme inintelligent et la fausse philanthropie.

Parlons de la première.

Se conserver, se développer, c'est l'aspiration commune à tous les hommes, de telle sorte que si chacun jouissait du libre exercice de ses facultés et de la libre disposition de leurs produits, le progrès social serait incessant, ininterrompu, infaillible.

Mais il est une autre disposition qui leur est aussi commune. C'est de vivre et de se développer, quand ils le peuvent, aux dépens les uns des autres. Ce n'est pas là une imputation hasardée, émanée d'un esprit chagrin et pessimiste. L'histoire en rend témoignage par les guerres incessantes, les migrations de peuples, les oppressions sacerdotales, l'universalité de l'esclavage, les fraudes industrielles et les monopoles dont ses annales sont remplies.

Cette disposition funeste prend naissance dans la constitution même de l'homme, dans ce sentiment primitif, universel, invincible, qui le pousse vers le bien-être et lui fait fuir la douleur.

L'homme ne peut vivre et jouir que par une assimilation, une appropriation perpétuelle, c'est-à-dire par une perpétuelle application de ses facultés sur les choses, ou par le travail. De là la Propriété.

Mais, en fait, il peut vivre et jouir en s'assimilant, en s'appropriant le produit des facultés de son semblable. De là la Spoliation.

Or, le travail étant en lui-même une peine, et l'homme étant naturellement porté à fuir la peine, il s'ensuit, l'histoire est là pour le prouver, que partout où la spoliation est moins onéreuse que le travail, elle prévaut; elle prévaut sans que ni religion ni morale puissent, dans ce cas, l'empêcher.

Quand donc s'arrête la spoliation? Quand elle devient plus onéreuse, plus dangereuse que le travail.

Il est bien évident que la Loi devrait avoir pour but d'opposer le puissant obstacle de la force collective à cette funeste tendance; qu'elle devrait prendre parti pour la propriété contre la Spoliation.

Mais la Loi est faite, le plus souvent, par un homme ou par une classe d'hommes. Et la Loi n'existant point sans sanction, sans l'appui d'une force prépondérante, il ne se peut pas qu'elle ne mette en définitive cette force aux mains de ceux qui légifèrent.

Ce phénomène inévitable, combiné avec le funeste penchant que nous avons constaté dans le cœur de l'homme, explique la perversion à peu près universelle de la Loi. On conçoit comment, au lieu d'être un frein à l'injustice, elle devient un instrument et le plus invincible instrument d'injustice. On conçoit que, selon la puissance du législateur, elle détruit, à son profit, et à divers degrés, chez le reste des hommes, la Personnalité par l'esclavage, la Liberté par l'oppression, la Propriété par la spoliation.

Il est dans la nature des hommes de réagir contre l'iniquité dont ils sont victimes. Lors donc que la Spoliation est organisée par la Loi, au profit des classes qui la font, toutes les classes spoliées tendent, par des voies pacifiques ou par des voies révolutionnaires, à entrer pour quelque chose dans la confection des Lois. Ces classes, selon le degré de lumière où elles sont parvenues, peuvent se proposer deux buts bien différents quand elles poursuivent ainsi la conquête de leurs droits politiques: ou elles veulent faire cesser la spoliation légale, ou elles aspirent à y prendre part.

Malheur, trois fois malheur aux nations où cette dernière pensée domine dans les masses, au moment où elles s'emparent à leur tour de la puissance législative!

Jusqu'à cette époque la spoliation légale s'exerçait par le petit nombre sur le grand nombre, ainsi que cela se voit chez les peuples où le droit de légiférer est concentré en quelques mains. Mais le voilà devenu universel, et l'on cherche l'équilibre dans la spoliation universelle. Au lieu d'extirper ce que la société contenait d'injustice, on la généralise. Aussitôt que les classes déshéritées ont recouvré leurs droits politiques, la première pensée qui les saisit n'est pas de se délivrer de la spoliation (cela supposerait en elles des lumières qu'elles ne peuvent avoir), mais d'organiser, contre les autres classes et à leur propre détriment, un système de représailles, — comme s'il fallait, avant que le règne de la justice arrive, qu'une cruelle rétribution vînt les frapper toutes, les unes à cause de leur iniquité, les autres à cause de leur ignorance.

Il ne pouvait donc s'introduire dans la Société un plus grand changement et un plus grand malheur que celui-là: la Loi convertie en instrument de spoliation.

Quelles sont les conséquences d'une telle perturbation. Il faudrait des volumes pour les décrire toutes. Contentons-nous d'indiquer les plus saillantes.

La première, c'est d'effacer dans les consciences la notion du juste et de l'injuste.

Aucune société ne peut exister si le respect des Lois n'y règne à quelque degré; mais le plus sûr, pour que les lois soient respectées, c'est qu'elles soient respectables. Quand la Loi et la Morale sont en contradiction, le citoyen se trouve dans la cruelle alternative ou de perdre la notion de Morale ou de perdre le respect de la Loi, deux malheurs aussi grands l'un que l'autre et entre lesquels il est difficile de choisir.

Il est tellement de la nature de la Loi de faire régner la Justice, que Loi et Justice, c'est tout un, dans l'esprit des masses. Nous avons tous une forte disposition à regarder ce qui est légal comme légitime, à ce point qu'il y en a beaucoup qui font découler faussement toute justice de la Loi. Il suffit donc que la Loi ordonne et consacre la Spoliation pour que la spoliation semble juste et sacrée à beaucoup de consciences. L'esclavage, la restriction, le monopole trouvent des défenseurs non seulement dans ceux qui en profitent, mais encore dans ceux qui en souffrent. Essayez de proposer quelques doutes sur la moralité de ces institutions. « Vous êtes, dira-t-on, un novateur dangereux, un utopiste, un théoricien, un contempteur des lois; vous ébranlez la base sur laquelle repose la société. » Faites-vous un cours de morale, ou d'économie politique? Il se trouvera des corps officiels pour faire parvenir au gouvernement ce vœu:


« Que la science soit désormais enseignée, non plus au seul point de vue du Libre-Échange (de la Liberté, de la Propriété, de la Justice), ainsi que cela a eu lieu jusqu'ici, mais aussi et surtout au point de vue des faits et de la législation (contraire à la Liberté, à la Propriété, à la Justice) qui régit l'industrie française. »

« Que, dans les chaires publiques salariées par le Trésor, le professeur s'abstienne rigoureusement de porter la moindre atteinte au respect dû aux lois en vigueur [1], etc. »


En sorte que s'il existe une loi qui sanctionne l'esclavage ou le monopole, l'oppression ou la spoliation sous une forme quelconque, il ne faudra pas même en parler; car comment en parler sans ébranler le respect qu'elle inspire? Bien plus, il faudra enseigner la morale et l'économie politique au point de vue de cette loi, c'est-à-dire sur la supposition qu'elle est juste par cela seul qu'elle est Loi.

Un autre effet de cette déplorable perversion de la Loi, c'est de donner aux passions et aux luttes politiques, et, en général, à la politique proprement dite, une prépondérance exagérée.

Je pourrais prouver cette proposition de mille manières. Je me bornerai, par voie d'exemple, à la rapprocher du sujet qui a récemment occupé tous les esprits: le suffrage universel.

Quoi qu'en pensent les adeptes de l'École de Rousseau, laquelle se dit très avancée et que je crois reculée de vingt siècles, le suffrage universel (en prenant ce mot dans son acception rigoureuse) n'est pas un de ces dogmes sacrés, à l'égard desquels l'examen et le doute même sont des crimes.

On peut lui opposer de graves objections.

D'abord le mot universel cache un grossier sophisme. Il y a en France trente-six millions d'habitants. Pour que le droit de suffrage fût universel, il faudrait qu'il fût reconnu à trente-six millions d'électeurs. Dans le système le plus large, on ne le reconnaît qu'à neuf millions. Trois personnes sur quatre sont donc exclues et, qui plus est, elles le sont par cette quatrième. Sur quel principe se fonde cette exclusion? sur le principe de l'Incapacité. Suffrage universel veut dire: suffrage universel des capables. Restent ces questions de fait: quels sont les capables? l'âge, le sexe, les condamnations judiciaires sont-ils les seuls signes auxquels on puisse reconnaître l'incapacité?

Si l'on y regarde de près, on aperçoit bien vite le motif pour lequel le droit de suffrage repose sur la présomption de capacité, le système le plus large ne différant à cet égard du plus restreint que par l'appréciation des signes auxquels cette capacité peut se reconnaître, ce qui ne constitue pas une différence de principe, mais de degré.

Ce motif, c'est que l'électeur ne stipule pas pour lui, mais pour tout le monde.

Si, comme le prétendent les républicains de la teinte grecque et romaine, le droit de suffrage nous était échu avec la vie, il serait inique aux adultes d'empêcher les femmes et les enfants de voter. Pourquoi les empêche-t-on? Parce qu'on les présume incapables. Et pourquoi l'Incapacité est-elle un motif d'exclusion? Parce que l'électeur ne recueille pas seul la responsabilité de son vote; parce que chaque vote engage et affecte la communauté tout entière; parce que la communauté a bien le droit d'exiger quelques garanties, quant aux actes d'où dépendent son bien-être et son existence.

Je sais ce qu'on peut répondre. Je sais aussi ce qu'on pourrait répliquer. Ce n'est pas ici le lieu d'épuiser une telle controverse. Ce que je veux faire observer, c'est que cette controverse même (aussi bien que la plupart des questions politiques) qui agite, passionne et bouleverse les peuples, perdrait presque toute son importance, si la Loi avait toujours été ce qu'elle devrait être.

En effet, si la Loi se bornait à faire respecter toutes les Personnes, toutes les Libertés, toutes les Propriétés, si elle n'était que l'organisation du Droit individuel de légitime défense, l'obstacle, le frein, le châtiment opposé à toutes les oppressions, à toutes les spoliations, croit-on que nous nous disputerions beaucoup, entre citoyens, à propos du suffrage plus ou moins universel? Croit-on qu'il mettrait en question le plus grand des biens, la paix publique? Croit-on que les classes exclues n'attendraient pas paisiblement leur tour? Croit-on que les classes admises seraient très jalouses de leur privilège? Et n'est-il pas clair que l'intérêt étant identique et commun, les uns agiraient, sans grand inconvénient, pour les autres?

Mais que ce principe funeste vienne à s'introduire, que, sous prétexte d'organisation, de réglementation, de protection, d'encouragement, la Loi peut prendre aux uns pour donner aux autres, puiser dans la richesse acquise par toutes les classes pour augmenter celle d'une classe; tantôt celle des agriculteurs, tantôt celle des manufacturiers, des négociants, des armateurs, des artistes, des comédiens; oh! certes, en ce cas, il n'y a pas de classe qui ne prétende, avec raison, mettre, elle aussi, la main sur la Loi; qui ne revendique avec fureur son droit d'élection et d'éligibilité; qui ne bouleverse la société plutôt que de ne pas l'obtenir. Les mendiants et les vagabonds eux-mêmes vous prouveront qu'ils ont des titres incontestables. Ils vous diront: « Nous n'achetons jamais de vin, de tabac, de sel, sans payer l'impôt, et une part de cet impôt est donnée législativement en primes, en subventions à des hommes plus riches que nous. D'autres font servir la Loi à élever artificiellement le prix du pain, de la viande, du fer, du drap. Puisque chacun exploite la Loi à son profit, nous voulons l'exploiter aussi. Nous voulons en faire sortir le Droit à l'assistance, qui est la part de spoliation du pauvre. Pour cela, il faut que nous soyons électeurs et législateurs, afin que nous organisions en grand l'Aumône pour notre classe, comme vous avez organisé en grand la Protection pour la vôtre. Ne nous dites pas que vous nous ferez notre part, que vous nous jetterez, selon la proposition de M. Mimerel, une somme de 600 000 francs pour nous faire taire et comme un os à ronger. Nous avons d'autres prétentions et, en tout cas, nous voulons stipuler pour nous-mêmes comme les autres classes ont stipulé pour elles-mêmes! »

Que peut-on répondre à cet argument? Oui, tant qu'il sera admis en principe que la Loi peut être détournée de sa vraie mission, qu'elle peut violer les propriétés au lieu de les garantir, chaque classe voudra faire la Loi, soit pour se défendre contre la spoliation, soit pour l'organiser aussi à son profit. La question politique sera toujours préjudicielle, dominante, absorbante; en un mot, on se battra à la porte du Palais législatif. La lutte ne sera pas moins acharnée au-dedans. Pour en être convaincu, il est à peine nécessaire de regarder ce qui se passe dans les Chambres en France et en Angleterre; il suffit de savoir comment la question est posée.

Est-il besoin de prouver que cette odieuse perversion de la Loi est une cause perpétuelle de haine, de discorde, pouvant aller jusqu'à la désorganisation sociale? Jetez les yeux sur les États-Unis. C'est le pays du monde où la Loi reste le plus dans son rôle, qui est de garantir à chacun sa liberté et sa propriété. Aussi c'est le pays du monde où l'ordre social paraît reposer sur les bases les plus stables. Cependant, aux États-Unis même, il est deux questions, et il n'en est que deux, qui, depuis l'origine, ont mis plusieurs fois l'ordre politique en péril. Et quelles sont ces deux questions? Celle de l'Esclavage et celle des Tarifs, c'est-à-dire précisément les deux seules questions où, contrairement à l'esprit général de cette république, la Loi a pris le caractère spoliateur. L'Esclavage est une violation, sanctionnée par la loi, des droits de la Personne. La Protection est une violation, perpétrée par la loi, du droit de Propriété; et certes, il est bien remarquable qu'au milieu de tant d'autres débats, ce double fléau légal, triste héritage de l'ancien monde, soit le seul qui puisse amener et amènera peut-être la rupture de l'Union. C'est qu'en effet on ne saurait imaginer, au sein d'une société, un fait plus considérable que celui-ci: La Loi devenue un instrument d'injustice. Et si ce fait engendre des conséquences si formidables aux États-Unis, où il n'est qu'une exception, que doit-ce être dans notre Europe, où il est un Principe, un Système?

M. de Montalembert, s'appropriant la pensée d'une proclamation fameuse de M. Carlier, disait: Il faut faire la guerre au Socialisme. — Et par Socialisme, il faut croire que, selon la définition de M. Charles Dupin, il désignait la Spoliation.

Mais de quelle Spoliation voulait-il parler? Car il y en a de deux sortes. Il y a la spoliation extra-légale et la spoliation légale.

Quant à la spoliation extra-légale, celle qu'on appelle vol, escroquerie, celle qui est définie, prévue et punie par le Code pénal, en vérité, je ne pense pas qu'on la puisse décorer du nom de Socialisme. Ce n'est pas celle qui menace systématiquement la société dans ses bases. D'ailleurs, la guerre contre ce genre de spoliation n'a pas attendu le signal de M. de Montalembert ou de M. Carlier. Elle se poursuit depuis le commencement du monde; la France y avait pourvu, dès longtemps avant la révolution de février, dès longtemps avant l'apparition du Socialisme, par tout un appareil de magistrature, de police, de gendarmerie, de prisons, de bagnes et d'échafauds. C'est la Loi elle-même qui conduit cette guerre, et ce qui serait, selon moi, à désirer, c'est que la Loi gardât toujours cette attitude à l'égard de la Spoliation.

Mais il n'en est pas ainsi. La Loi prend quelquefois parti pour elle. Quelquefois elle l'accomplit de ses propres mains, afin d'en épargner au bénéficiaire la honte, le danger et le scrupule. Quelquefois elle met tout cet appareil de magistrature, police, gendarmerie et prison au service du spoliateur, et traite en criminel le spolié qui se défend. En un mot, il y a la spoliation légale, et c'est de celle-là sans doute que parle M. de Montalembert.

Cette spoliation peut n'être, dans la législation d'un peuple, qu'une tache exceptionnelle et, dans ce cas, ce qu'il y a de mieux à faire, sans tant de déclamations et de jérémiades, c'est de l'y effacer le plus tôt possible, malgré les clameurs des intéressés. Comment la reconnaître? C'est bien simple. Il faut examiner si la Loi prend aux uns ce qui leur appartient pour donner aux autres ce qui ne leur appartient pas. Il faut examiner si la Loi accomplit, au profit d'un citoyen et au détriment des autres, un acte que ce citoyen ne pourrait accomplir lui-même sans crime. Hâtez-vous d'abroger cette Loi; elle n'est pas seulement une iniquité, elle est une source féconde d'iniquités; car elle appelle les représailles, et si vous n'y prenez garde, le fait exceptionnel s'étendra, se multipliera et deviendra systématique. Sans doute, le bénéficiaire jettera les hauts cris; il invoquera les droits acquis. Il dira que l'État doit Protection et Encouragement à son industrie; il alléguera qu'il est bon que l'État l'enrichisse, parce qu'étant plus riche il dépense davantage, et répand ainsi une pluie de salaires sur les pauvres ouvriers. Gardez-vous d'écouter ce sophiste, car c'est justement par la systématisation de ces arguments que se systématisera la spoliation légale.

C'est ce qui est arrivé. La chimère du jour est d'enrichir toutes les classes aux dépens les unes des autres; c'est de généraliser la Spoliation sous prétexte de l'organiser. Or, la spoliation légale peut s'exercer d'une multitude infinie de manières; de là une multitude infinie de plans d'organisation: tarifs, protection, primes, subventions, encouragements, impôt progressif, instruction gratuite, Droit au travail, Droit au profit, Droit au salaire, Droit à l'assistance, Droit aux instruments de travail, gratuité du crédit, etc. Et c'est l'ensemble de tous ces plans, en ce qu'ils ont de commun, la spoliation légale, qui prend le nom de Socialisme.

Or le Socialisme, ainsi défini, formant un corps de doctrine, quelle guerre voulez-vous lui faire, si ce n'est une guerre de doctrine? Vous trouvez cette doctrine fausse, absurde, abominable. Réfutez-la. Cela vous sera d'autant plus aisé qu'elle est plus fausse, plus absurde, plus abominable. Surtout, si vous voulez être fort, commencez par extirper de votre législation tout ce qui a pu s'y glisser de Socialisme, — et l'œuvre n'est pas petite.

On a reproché à M. de Montalembert de vouloir tourner contre le Socialisme la force brutale. C'est un reproche dont il doit être exonéré, car il a dit formellement: il faut faire au Socialisme la guerre qui est compatible avec la loi, l'honneur et la justice.

Mais comment M. de Montalembert ne s'aperçoit-il pas qu'il se place dans un cercle vicieux? Vous voulez opposer au Socialisme la Loi? Mais précisément le Socialisme invoque la Loi. Il n'aspire pas à la spoliation extra-légale, mais à la spoliation légale. C'est de la Loi même, à l'instar des monopoleurs de toute sorte, qu'il prétend se faire un instrument; et une fois qu'il aura la Loi pour lui, comment voulez-vous tourner la Loi contre lui? Comment voulez-vous le placer sous le coup de vos tribunaux, de vos gendarmes, de vos prisons?

Aussi que faites-vous? Vous voulez l'empêcher de mettre la main à la confection des Lois. Vous voulez le tenir en dehors du Palais législatif. Vous n'y réussirez pas, j'ose vous le prédire, tandis qu'au-dedans on légiférera sur le principe de la Spoliation légale. C'est trop inique, c'est trop absurde.

Il faut absolument que cette question de Spoliation légale se vide, et il n'y a que trois solutions.

Que le petit nombre spolie le grand nombre.

Que tout le monde spolie tout le monde.

Que personne ne spolie personne.

Spoliation partielle, Spoliation universelle, absence de Spoliation, il faut choisir. La Loi ne peut poursuivre qu'un de ces trois résultats.

Spoliation partielle, — c'est le système qui a prévalu tant que l'électorat a été partiel, système auquel on revient pour éviter l'invasion du Socialisme.

Spoliation universelle, — c'est le système dont nous avons été menacés quand l'électorat est devenu universel, la masse ayant conçu l'idée de légiférer sur le principe des législateurs qui l'ont précédée.

Absence de Spoliation, — c'est le principe de justice, de paix, d'ordre, de stabilité, de conciliation, de bon sens que je proclamerai de toute la force, hélas! bien insuffisante, de mes poumons, jusqu'à mon dernier souffle.

Et, sincèrement, peut-on demander autre chose à la Loi? La Loi, ayant pour sanction nécessaire la Force, peut-elle être raisonnablement employée à autre chose qu'à maintenir chacun dans son Droit? Je défie qu'on la fasse sortir de ce cercle, sans la tourner, et, par conséquent, sans tourner la Force contre le Droit. Et comme c'est là la plus funeste, la plus illogique perturbation sociale qui se puisse imaginer, il faut bien reconnaître que la véritable solution, tant cherchée, du problème social est renfermée dans ces simples mots: La Loi, c'est la Justice Organisée.

Or, remarquons-le bien: organiser la Justice par la Loi, c'est-à-dire par la Force, exclut l'idée d'organiser par la Loi ou par la Force une manifestation quelconque de l'activité humaine: Travail, Charité, Agriculture, Commerce, Industrie, Instruction, Beaux-Arts, Religion; car il n'est pas possible qu'une de ces organisations secondaires n'anéantisse l'organisation essentielle. Comment imaginer, en effet, la Force entreprenant sur la Liberté des citoyens, sans porter atteinte à la Justice, sans agir contre son propre but?

Ici je me heurte au plus populaire des préjugés de notre époque. On ne veut pas seulement que la Loi soit juste; on veut encore qu'elle soit philanthropique. On ne se contente pas qu'elle garantisse à chaque citoyen le libre et inoffensif exercice de ses facultés, appliquées à son développement physique, intellectuel et moral; on exige d'elle qu'elle répande directement sur la nation le bien-être, l'instruction et la moralité. C'est le côté séduisant du Socialisme.

Mais, je le répète, ces deux missions de la Loi se contredisent. Il faut opter. Le citoyen ne peut en même temps être libre et ne l'être pas. M. de Lamartine m'écrivait un jour: « Votre doctrine n'est que la moitié de mon programme; vous en êtes resté à la Liberté, j'en suis à la Fraternité. » Je lui répondis: « La seconde moitié de votre programme détruira la première. » Et, en effet, il m'est tout à fait impossible de séparer le mot fraternité du mot volontaire. Il m'est tout à fait impossible de concevoir la Fraternité légalement forcée, sans que la Liberté soit légalement détruite, et la Justice légalement foulée aux pieds.

La Spoliation légale a deux racines: l'une, nous venons de le voir, est dans l'Égoïsme humain; l'autre est dans la fausse Philanthropie.

Avant d'aller plus loin, je crois devoir m'expliquer sur le mot Spoliation.

Je ne le prends pas, ainsi qu'on le fait trop souvent, dans une acception vague, indéterminée, approximative, métaphorique: je m'en sers au sens tout à fait scientifique, et comme exprimant l'idée opposée à celle de la Propriété. Quand une portion de richesses passe de celui qui l'a acquise, sans son consentement et sans compensation, à celui qui ne l'a pas créée, que ce soit par force ou par ruse, je dis qu'il y a atteinte à la Propriété, qu'il y a Spoliation. Je dis que c'est là justement ce que la Loi devrait réprimer partout et toujours. Que si la Loi accomplit elle-même l'acte qu'elle devrait réprimer, je dis qu'il n'y a pas moins Spoliation, et même, socialement parlant, avec circonstance aggravante. Seulement, en ce cas, ce n'est pas celui qui profite de la Spoliation qui en est responsable, c'est la Loi, c'est le législateur, c'est la société, et c'est ce qui en fait le danger politique.

Il est fâcheux que ce mot ait quelque chose de blessant. J'en ai vainement cherché un autre, car en aucun temps, et moins aujourd'hui que jamais, je ne voudrais jeter au milieu de nos discordes une parole irritante. Aussi, qu'on le croie ou non, je déclare que je n'entends accuser les intentions ni la moralité de qui que ce soit. J'attaque une idée que je crois fausse, un système qui me semble injuste, et cela tellement en dehors des intentions, que chacun de nous en profite sans le vouloir et en souffre sans le savoir. Il faut écrire sous l'influence de l'esprit de parti ou de la peur pour révoquer en doute la sincérité du Protectionnisme, du Socialisme et même du Communisme, qui ne sont qu'une seule et même plante, à trois périodes diverses de sa croissance. Tout ce qu'on pourrait dire, c'est que la Spoliation est plus visible, par sa partialité, dans le Protectionnisme [2], par son universalité, dans le Communisme; d'où il suit que des trois systèmes le Socialisme est encore le plus vague, le plus indécis, et par conséquent le plus sincère.

Quoi qu'il en soit, convenir que la spoliation légale a une de ses racines dans la fausse philanthropie, c'est mettre évidemment les intentions hors de cause.

Ceci entendu, examinons ce que vaut, d'où vient et où aboutit cette aspiration populaire qui prétend réaliser le Bien général par la Spoliation générale.

Les socialistes nous disent: puisque la Loi organise la justice, pourquoi n'organiserait-elle pas le travail, l'enseignement, la religion?

Pourquoi? Parce qu'elle ne saurait organiser le travail, l'enseignement, la religion, sans désorganiser la Justice.

Remarquez donc que la Loi, c'est la Force, et que, par conséquent, le domaine de la Loi ne saurait dépasser légitimement le légitime domaine de la Force.

Quand la loi et la Force retiennent un homme dans la Justice, elles ne lui imposent rien qu'une pure négation. Elles ne lui imposent que l'abstention de nuire. Elles n'attentent ni à sa Personnalité, ni à sa Liberté, ni à sa Propriété. Seulement elles sauvegardent la Personnalité, la Liberté et la Propriété d'autrui. Elles se tiennent sur la défensive; elles défendent le Droit égal de tous. Elles remplissent une mission dont l'innocuité est évidente, l'utilité palpable, et la légitimité incontestée.

Cela est si vrai qu'ainsi qu'un de mes amis me le faisait remarquer dire que le but de la Loi est de faire régner la Justice, c'est se servir d'une expression qui n'est pas rigoureusement exacte. Il faudrait dire: Le but de la Loi est d'empêcher l'Injustice de régner. En effet, ce n'est pas la Justice qui a une existence propre, c'est l'Injustice. L'une résulte de l'absence de l'autre.

Mais quand la Loi, — par l'intermédiaire de son agent nécessaire, la Force, — impose un mode de travail, une méthode ou une matière d'enseignement, une foi ou un culte, ce n'est plus négativement, c'est positivement qu'elle agit sur les hommes. Elle substitue la volonté du législateur à leur propre volonté, l'initiative du législateur à leur propre initiative. Ils n'ont plus à se consulter, à comparer, à prévoir; la Loi fait tout cela pour eux. L'intelligence leur devient un meuble inutile; ils cessent d'être hommes; ils perdent leur Personnalité, leur Liberté, leur Propriété.

Essayez d'imaginer une forme de travail imposée par la Force, qui ne soit une atteinte à la Liberté; une transmission de richesse imposée par la Force, qui ne soit une atteinte à la Propriété. Si vous n'y parvenez pas, convenez donc que la Loi ne peut organiser le travail et l'industrie sans organiser l'Injustice.

Lorsque, du fond de son cabinet, un publiciste promène ses regards sur la société, il est frappé du spectacle d'inégalité qui s'offre à lui. Il gémit sur les souffrances qui sont le lot d'un si grand nombre de nos frères, souffrances dont l'aspect est rendu plus attristant encore par le contraste du luxe et de l'opulence.

Il devrait peut-être se demander si un tel état social n'a pas pour cause d'anciennes Spoliations, exercées par voie de conquête, et des Spoliations nouvelles, exercées par l'intermédiaire des Lois. Il devrait se demander si, l'aspiration de tous les hommes vers le bien-être et le perfectionnement étant donnée, le règne de la justice ne suffit pas pour réaliser la plus grande activité de Progrès et la plus grande somme d'Égalité, compatibles avec cette responsabilité individuelle que Dieu a ménagée comme juste rétribution des vertus et des vices.

Il n'y songe seulement pas. Sa pensée se porte vers des combinaisons, des arrangements, des organisations légales ou factices. Il cherche le remède dans la perpétuité et l'exagération de ce qui a produit le mal.

Car, en dehors de la Justice, qui, comme nous l'avons vu, n'est qu'une véritable négation, est-il aucun de ces arrangements légaux qui ne renferme le principe de la Spoliation?

Vous dites: « Voilà des hommes qui manquent de richesses, » — et vous vous adressez à la Loi. Mais la Loi n'est pas une mamelle qui se remplisse d'elle-même, ou dont les veines lactifères aillent puiser ailleurs que dans la société. Il n'entre rien au trésor public, en faveur d'un citoyen ou d'une classe, que ce que les autres citoyens et les autres classes ont été forcés d'y mettre. Si chacun n'y puise que l'équivalent de ce qu'il y a versé, votre Loi, il est vrai, n'est pas spoliatrice, mais elle ne fait rien pour ces hommes qui manquent de richesses, elle ne fait rien pour l'égalité. Elle ne peut être un instrument d'égalisation qu'autant qu'elle prend aux uns pour donner aux autres, et alors elle est un instrument de Spoliation. Examinez à ce point de vue la Protection des tarifs, les primes d'encouragement, le Droit au profit, le Droit au travail, le Droit à l'assistance, le Droit à l'instruction, l'impôt progressif, la gratuité du crédit, l'atelier social, toujours vous trouverez au fond la Spoliation légale, l'injustice organisée.

Vous dites: « Voilà des hommes qui manquent de lumières, » — et vous vous adressez à la Loi. Mais la Loi n'est pas un flambeau répandant au loin une clarté qui lui soit propre. Elle plane sur une société où il y a des hommes qui savent et d'autres qui ne savent pas; des citoyens qui ont besoin d'apprendre et d'autres qui sont disposés à enseigner. Elle ne peut faire que de deux choses l'une: ou laisser s'opérer librement ce genre de transactions, laisser se satisfaire librement cette nature de besoins; ou bien forcer à cet égard les volontés et prendre aux uns de quoi payer des professeurs chargés d'instruire gratuitement les autres. Mais elle ne peut pas faire qu'il n'y ait, au second cas, atteinte à la Liberté et à la Propriété, Spoliation légale.

Vous dites: « Voilà des hommes qui manquent de moralité ou de religion, » — et vous vous adressez à la Loi. Mais la Loi c'est la Force, et ai-je besoin de dire combien c'est une entreprise violente et folle que de faire intervenir la force en ces matières?

Au bout de ses systèmes et de ses efforts, il semble que le Socialisme, quelque complaisance qu'il ait pour lui-même, ne puisse s'empêcher d'apercevoir le monstre de la Spoliation légale. Mais que fait-il? Il le déguise habilement à tous les yeux, même aux siens, sous les noms séducteurs de Fraternité, Solidarité, Organisation, Association. Et parce que nous ne demandons pas tant à la Loi, parce que nous n'exigeons d'elle que Justice, il suppose que nous repoussons la fraternité, la solidarité, l'organisation, l'association, et nous jette à la face l'épithète d'individualistes.

Qu'il sache donc que ce que nous repoussons, ce n'est pas l'organisation naturelle, mais l'organisation forcée.

Ce n'est pas l'association libre, mais les formes d'association qu'il prétend nous imposer.

Ce n'est pas la fraternité spontanée, mais la fraternité légale.

Ce n'est pas la solidarité providentielle, mais la solidarité artificielle, qui n'est qu'un déplacement injuste de Responsabilité.

Le Socialisme, comme la vieille politique d'où il émane, confond le Gouvernement et la Société. C'est pourquoi, chaque fois que nous ne voulons pas qu'une chose soit faite par le Gouvernement, il en conclut que nous ne voulons pas que cette chose soit faite du tout. Nous repoussons l'instruction par l'État; donc nous ne voulons pas d'instruction. Nous repoussons une religion d'État; donc nous ne voulons pas de religion. Nous repoussons l'égalisation par l'État; donc nous ne voulons pas d'égalité, etc. C'est comme s'il nous accusait de ne vouloir pas que les hommes mangent, parce que nous repoussons la culture du blé par l'État.

Comment a pu prévaloir, dans le monde politique, l'idée bizarre de faire découler de la Loi ce qui n'y est pas: le Bien, en mode positif, la Richesse, la Science, la Religion?

Les publicistes modernes, particulièrement ceux de l'école socialiste, fondent leurs théories diverses sur une hypothèse commune, et assurément la plus étrange, la plus orgueilleuse qui puisse tomber dans un cerveau humain.

Ils divisent l'humanité en deux parts. L'universalité des hommes, moins un, forme la première; le publiciste, à lui tout seul, forme la seconde et, de beaucoup, la plus importante.

En effet, ils commencent par supposer que les hommes ne portent en eux-mêmes ni un principe d'action, ni un moyen de discernement; qu'ils sont dépourvus d'initiative; qu'ils sont de la matière inerte, des molécules passives, des atomes sans spontanéité, tout au plus une végétation indifférente à son propre mode d'existence, susceptible de recevoir, d'une volonté et d'une main extérieures, un nombre infini de formes plus ou moins symétriques, artistiques, perfectionnées.

Ensuite chacun d'eux suppose sans façon qu'il est lui-même, sous les noms d'Organisateur, de Révélateur, de Législateur, d'Instituteur, de Fondateur, cette volonté et cette main, ce mobile universel, cette puissance créatrice dont la sublime mission est de réunir en société ces matériaux épars, qui sont des hommes.

Partant de cette donnée, comme chaque jardinier, selon son caprice, taille ses arbres en pyramides, en parasols, en cubes, en cônes, en vases, en espaliers, en quenouilles, en éventails, chaque socialiste, suivant sa chimère, taille la pauvre humanité en groupes, en séries, en centres, en sous-centres, en alvéoles, en ateliers sociaux, harmoniques, contrastés, etc., etc.

Et de même que le jardinier, pour opérer la taille des arbres, a besoin de haches, de scies, de serpettes et de ciseaux, le publiciste, pour arranger sa société, a besoin de forces qu'il ne peut trouver que dans les Lois; loi de douane, loi d'impôt, loi d'assistance, loi d'instruction.

Il est si vrai que les socialistes considèrent l'humanité comme matière à combinaisons sociales, que si, par hasard, ils ne sont pas bien sûrs du succès de ces combinaisons, ils réclament du moins une parcelle d'humanité comme matière à expériences: on sait combien est populaire parmi eux l'idée d'expérimenter tous les systèmes, et on a vu un de leurs chefs venir sérieusement demander à l'assemblée constituante une commune avec tous ses habitants, pour faire son essai.

C'est ainsi que tout inventeur fait sa machine en petit avant de la faire en grand. C'est ainsi que le chimiste sacrifie quelques réactifs, que l'agriculteur sacrifie quelques semences et un coin de son champ pour faire l'épreuve d'une idée.

Mais quelle distance incommensurable entre le jardinier et ses arbres, entre l'inventeur et sa machine, entre le chimiste et ses réactifs, entre l'agriculteur et ses semences!... Le socialiste croit de bonne foi que la même distance le sépare de l'humanité.

Il ne faut pas s'étonner que les publicistes du dix-neuvième siècle considèrent la société comme une création artificielle sortie du génie du Législateur.

Cette idée, fruit de l'éducation classique, a dominé tous les penseurs, tous les grands écrivains de notre pays.

Tous ont vu entre l'humanité et le législateur les mêmes rapports qui existent entre l'argile et le potier.

Bien plus, s'ils ont consenti à reconnaître, dans le cœur de l'homme, un principe d'action et, dans son intelligence, un principe de discernement, ils ont pensé que Dieu lui avait fait, en cela, un don funeste, et que l'humanité, sous l'influence de ces deux moteurs, tendait fatalement vers sa dégradation. Ils ont posé en fait qu'abandonnée à ses penchants l'humanité ne s'occuperait de religion que pour aboutir à l'athéisme, d'enseignement que pour arriver à l'ignorance, de travail et d'échanges que pour s'éteindre dans la misère.

Heureusement, selon ces mêmes écrivains, il y a quelques hommes, nommés Gouvernants, Législateurs, qui ont reçu du ciel, non seulement pour eux-mêmes, mais pour tous les autres, des tendances opposées.

Pendant que l'humanité penche vers le Mal, eux inclinent au Bien; pendant que l'humanité marche vers les ténèbres, eux aspirent à la lumière; pendant que l'humanité est entraînée vers le vice, eux sont attirés par la vertu. Et, cela posé, ils réclament la Force, afin qu'elle les mette à même de substituer leurs propres tendances aux tendances du genre humain.

Il suffit d'ouvrir, à peu près au hasard, un livre de philosophie, de politique ou d'histoire pour voir combien est fortement enracinée dans notre pays cette idée, fille des études classiques et mère du Socialisme, que l'humanité est une matière inerte recevant du pouvoir la vie, l'organisation, la moralité et la richesse; ou bien, ce qui est encore pis, que d'elle-même l'humanité tend vers sa dégradation et n'est arrêtée sur cette pente que par la main mystérieuse du Législateur. Partout le Conventionalisme classique nous montre, derrière la société passive, une puissance occulte qui, sous les noms de Loi, Législateur, ou sous cette expression plus commode et plus vague de on, meut l'humanité, l'anime, l'enrichit et la moralise.

Bossuet. — « Une des choses qu'on (qui?) imprimait le plus fortement dans l'esprit des Égyptiens, c'était l'amour de la patrie... Il n'était pas permis d'être inutile à l'État; la Loi assignait à chacun son emploi, qui se perpétuait de père en fils. On ne pouvait ni en avoir deux ni changer de profession... Mais il y avait une occupation qui devait être commune, c'était l'étude des lois et de la sagesse. L'ignorance de la religion et de la police du pays n'était excusée en aucun état. Au reste, chaque profession avait son canton qui lui était assigné (par qui?)... Parmi de bonnes lois, ce qu'il y avait de meilleur, c'est que tout le monde était nourri (par qui?) dans l'esprit de les observer... Leurs mercures ont rempli l'Égypte d'inventions merveilleuses, et ne lui avaient presque rien laissé ignorer de ce qui pouvait rendre la vie commode et tranquille. »
Ainsi, les hommes, selon Bossuet, ne tirent rien d'eux-mêmes: patriotisme, richesses, activité, sagesse, inventions, labourage, sciences, tout leur venait par l'opération des Lois ou des Rois. Il ne s'agissait pour eux que de se laisser faire. C'est à ce point que Diodore ayant accusé les Égyptiens de rejeter la lutte et la musique, Bossuet l'en reprend. Comment cela est-il possible, dit-il, puisque ces arts avaient été inventés par Trismégiste?

De même chez les Perses:
« Un des premiers soins du prince était de faire fleurir l'agriculture... Comme il y avait des charges établies pour la conduite des armées, il y en avait aussi pour veiller aux travaux rustiques... Le respect qu'on inspirait aux Perses pour l'autorité royale allait jusqu'à l'excès. »
Les Grecs, quoique pleins d'esprit, n'en étaient pas moins étrangers à leurs propres destinées, jusque-là que, d'eux-mêmes, ils ne se seraient pas élevés, comme les chiens et les chevaux, à la hauteur des jeux les plus simples. Classiquement, c'est une chose convenue que tout vient du dehors aux peuples.


« Les Grecs, naturellement pleins d'esprit et de courage, avaient été cultivés de bonne heure par des Rois et des colonies venues d'Égypte. C'est de là qu'ils avaient appris les exercices du corps, la course à pied, à cheval et sur des chariots... Ce que les Égyptiens leur avaient appris de meilleur était à se rendre dociles, à se laisser former par des lois pour le bien public. »

Fénelon. — Nourri dans l'étude et l'admiration de l'antiquité, témoin de la puissance de Louis XIV, Fénelon ne pouvait guère échapper à cette idée que l'humanité est passive, et que ses malheurs comme ses prospérités, ses vertus comme ses vices lui viennent d'une action extérieure, exercée sur elle par la Loi ou celui qui la fait. Aussi, dans son utopique Salente, met-il les hommes, avec leurs intérêts, leurs facultés, leurs désirs et leurs biens, à la discrétion absolue du Législateur. En quelque matière que ce soit, ce ne sont jamais eux qui jugent pour eux-mêmes, c'est le Prince. La nation n'est qu'une matière informe, dont le Prince est l'âme. C'est en lui que résident la pensée, la prévoyance, le principe de toute organisation, de tout progrès et, par conséquent, la Responsabilité.

Pour prouver cette assertion, il me faudrait transcrire ici tout le Xe livre de Télémaque. J'y renvoie le lecteur, et me contente de citer quelques passages pris au hasard dans ce célèbre poème, auquel, sous tout autre rapport, je suis le premier à rendre justice.

Avec cette crédulité surprenante qui caractérise les classiques, Fénelon admet, malgré l'autorité du raisonnement et des faits, la félicité générale des Égyptiens, et il l'attribue, non à leur propre sagesse, mais à celle de leurs Rois.


« Nous ne pouvions jeter les yeux sur les deux rivages sans apercevoir des villes opulentes, des maisons de campagne agréablement situées, des terres qui se couvrent tous les ans d'une moisson dorée, sans se reposer jamais; des prairies pleines de troupeaux; des laboureurs accablés sous le poids des fruits que la terre épanchait de son sein; des bergers qui faisaient répéter les doux sons de leurs flûtes et de leurs chalumeaux à tous les échos d'alentour. Heureux, disait Mentor, le peuple qui est conduit par un sage Roi. »

« Ensuite Mentor me faisait remarquer la joie et l'abondance répandues dans toute la campagne d'Égypte, où l'on comptait jusqu'à vingt-deux mille villes; la justice exercée en faveur du pauvre contre le riche; la bonne éducation des enfants qu'on accoutumait à l'obéissance, au travail, à la sobriété, à l'amour des arts et des lettres; l'exactitude pour toutes les cérémonies de la religion, le désintéressement, le désir de l'honneur, la fidélité pour les hommes et la crainte pour les dieux, que chaque père inspirait à ses enfants. Il ne se lassait point d'admirer ce bel ordre. Heureux, me disait-il, le peuple qu'un sage Roi conduit ainsi. »


Fénelon fait, sur la Crète, une idylle encore plus séduisante. Puis il ajoute, par la bouche de Mentor:

« Tout ce que vous verrez dans cette île merveilleuse est le fruit des lois de Minos. L'éducation qu'il faisait donner aux enfants rend le corps sain et robuste. on les accoutume d'abord à une vie simple, frugale et laborieuse; on suppose que toute volupté amollit le corps et l'esprit; pon ne leur propose jamais d'autre plaisir que celui d'être invincibles par la vertu et d'acquérir beaucoup de gloire... Ici on punit trois vices qui sont impunis chez les autres peuples, l'ingratitude, la dissimulation et l'avarice. Pour le faste et la mollesse, on n'a jamais besoin de les réprimer, car ils sont inconnus en Crète... on n'y souffre ni meubles précieux, ni habits magnifiques, ni festins délicieux, ni palais dorés. »

C'est ainsi que Mentor prépare son élève à triturer et manipuler, dans les vues les plus philanthropiques sans doute, le peuple d'Ithaque, et, pour plus de sûreté, il lui en donne l'exemple à Salente.

Voilà comment nous recevons nos premières notions politiques. On nous enseigne à traiter les hommes à peu près comme Olivier de Serres enseigne aux agriculteurs à traiter et mélanger les terres.
Montesquieu. — « Pour maintenir l'esprit de commerce, il faut que toutes les lois le favorisent; que ces mêmes lois, par leurs dispositions, divisant les fortunes à mesure que le commerce les grossit, mettent chaque citoyen pauvre dans une assez grande aisance pour pouvoir travailler comme les autres, et chaque citoyen riche dans une telle médiocrité qu'il ait besoin de travailler pour conserver ou pour acquérir... »


Ainsi les Lois disposent de toutes les fortunes.

« Quoique dans la démocratie l'égalité réelle soit l'âme de l'État, cependant elle est si difficile à établir qu'une exactitude extrême à cet égard ne conviendrait pas toujours. Il suffit que l'on établisse un cens qui réduise ou fixe les différences à un certain point. Après quoi c'est à des lois particulières à égaliser pour ainsi dire les inégalités, par les charges qu'elles imposent aux riches et le soulagement qu'elles accordent aux pauvres... »

C'est bien là encore l'égalisation des fortunes par la loi, par la force.


« Il y avait dans la Grèce deux sortes de républiques. Les unes étaient militaires, comme Lacédémone; d'autres étaient commerçantes, comme Athènes. Dans les unes on voulait que les citoyens fussent oisifs; dans les autres on cherchait à donner de l'amour pour le travail. »

« Je prie qu'on fasse un peu d'attention à l'étendue du génie qu'il fallut à ces législateurs pour voir qu'en choquant tous les usages reçus, en confondant toutes les vertus, ils montreraient à l'univers leur sagesse. Lycurgue, mêlant le larcin avec l'esprit de justice, le plus dur esclavage avec l'extrême liberté, les sentiments les plus atroces avec la plus grande modération, donna de la stabilité à sa ville. Il sembla lui ôter toutes les ressources, les arts, le commerce, l'argent, les murailles: on y a de l'ambition sans espérance d'être mieux; on y a les sentiments naturels, et on n'y est ni enfant, ni mari, ni père; la pudeur même est ôtée à la chasteté. C'est par ce chemin que Sparte est menée à la grandeur et à la gloire... »

« Cet extraordinaire que l'on voyait dans les institutions de la Grèce, nous l'avons vu dans la lie et la corruption des temps modernes. Un législateur honnête homme a formé un peuple où la probité parait aussi naturelle que la bravoure chez les Spartiates. M. Penn est un véritable Lycurgue, et quoique le premier ait eu la paix pour objet comme l'autre a eu la guerre, ils se ressemblent dans la voie singulière où ils ont mis leur peuple, dans l'ascendant qu'ils ont eu sur des hommes libres, dans les préjugés qu'ils ont vaincus, dans les passions qu'ils ont soumises. »

« Le Paraguay peut nous fournir un autre exemple. On a voulu en faire un crime à la Société, qui regarde le plaisir de commander comme le seul bien de la vie; mais il sera toujours beau de gouverner les hommes en les rendant plus heureux... »

« Ceux qui voudront faire des institutions pareilles établiront la communauté des biens de la République de Platon, ce respect qu'il demandait pour les dieux, cette séparation d'avec les étrangers pour la conservation des mœurs, et la cité faisant le commerce et non pas les citoyens; ils donneront nos arts sans notre luxe, et nos besoins sans nos désirs. »


L'engouement vulgaire aura beau s'écrier: c'est du Montesquieu, donc c'est magnifique! c'est sublime! j'aurai le courage de mon opinion et de dire:

— Quoi! vous avez le front de trouver cela beau!

Mais c'est affreux! abominable! et ces extraits, que je pourrais multiplier, montrent que, dans les idées de Montesquieu, les personnes, les libertés, les propriétés, l'humanité entière ne sont que des matériaux propres à exercer la sagacité du Législateur.

Rousseau. — Bien que ce publiciste, suprême autorité des démocrates, fasse reposer l'édifice social sur la volonté générale, personne n'a admis, aussi complètement que lui, l'hypothèse de l'entière passivité du genre humain en présence du Législateur.

« S'il est vrai qu'un grand prince est un homme rare, que sera-ce d'un grand législateur? Le premier n'a qu'à suivre le modèle que l'autre doit proposer. Celui-ci est le mécanicien qui invente la machine, celui-là n'est que l'ouvrier qui la monte et la fait marcher. »


Et que sont les hommes en tout ceci? La machine qu'on monte et qui marche, ou plutôt la matière brute dont la machine est faite!

Ainsi entre le Législateur et le Prince, entre le Prince et les sujets, il y a les mêmes rapports qu'entre l'agronome et l'agriculteur, l'agriculteur et la glèbe. À quelle hauteur au-dessus de l'humanité est donc placé le publiciste, qui régente les Législateurs eux-mêmes et leur enseigne leur métier en ces termes impératifs:


« Voulez-vous donner de la consistance à l'État? rapprochez les degrés extrêmes autant qu'il est possible. Ne souffrez ni des gens opulents ni des gueux. »

« Le sol est-il ingrat ou stérile, ou le pays trop serré pour les habitants, tournez-vous du côté de l'industrie et des arts, dont vous échangerez les productions contre les denrées qui vous manquent... Dans un bon terrain, manquez-vous d'habitants, donnez tous vos soins à l'agriculture, qui multiplie les hommes, et chassez les arts, qui ne feraient qu'achever de dépeupler le pays... Occupez-vous des rivages étendus et commodes, couvrez la mer de vaisseaux, vous aurez une existence brillante et courte. La mer ne baigne-t-elle sur vos côtes que des rochers inaccessibles, restez barbares et ichthyophages, vous en vivrez plus tranquilles, meilleurs peut-être, et, à coup sûr, plus heureux. En un mot, outre les maximes communes à tous, chaque peuple renferme en lui quelque cause qui les ordonne d'une manière particulière, et rend sa législation propre à lui seul. C'est ainsi qu'autrefois les Hébreux, et récemment les Arabes, ont eu pour principal objet la religion; les Athéniens, les lettres; Carthage et Tyr, le commerce; Rhodes, la marine; Sparte, la guerre, et Rome, la vertu. L'auteur de l'Esprit des Lois a montré par quel art le législateur dirige l'institution vers chacun de ces objets... Mais si le législateur, se trompant dans son objet, prend un principe différent de celui qui naît de la nature des choses, que l'un tende à la servitude et l'autre à la liberté; l'un aux richesses, l'autre à la population; l'un à la paix, l'autre aux conquêtes, on verra les lois s'affaiblir insensiblement, la constitution s'altérer, et l'État ne cessera d'être agité jusqu'à ce qu'il soit détruit ou changé, et que l'invincible nature ait repris son empire. »

Mais si la nature est assez invincible pour reprendre son empire, pourquoi Rousseau n'admet-il pas qu'elle n'avait pas besoin du Législateur pour prendre cet empire dès l'origine? Pourquoi n'admet-il pas qu'obéissant à leur propre initiative les hommes se tourneront d'eux-mêmes vers le commerce sur des rivages étendus et commodes, sans qu'un Lycurgue, un Solon, un Rousseau s'en mêlent, au risque de se tromper?

Quoi qu'il en soit, on comprend la terrible responsabilité que Rousseau fait peser sur les inventeurs, instituteurs, conducteurs, législateurs et manipulateurs de Sociétés. Aussi est-il, à leur égard, très exigeant.

« Celui qui ose entreprendre d'instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine, de transformer chaque individu qui, par lui-même, est un tout parfait et solitaire, en partie d'un plus grand tout, dont cet individu reçoive, en tout ou en partie, sa vie et son être; d'altérer la constitution de l'homme pour la renforcer, de substituer une existence partielle et morale à l'existence physique et indépendante que nous avons tous reçue de la nature. Il faut, en un mot, qu'il ôte à l'homme ses propres forces pour lui en donner qui lui soient étrangères... »

Pauvre espèce humaine, que feraient de ta dignité les adeptes de Rousseau?


Raynal. — « Le climat, c'est-à-dire le ciel et le sol, est la première règle du législateur. Ses ressources lui dictent ses devoirs. C'est d'abord sa position locale qu'il doit consulter. Une peuplade jetée sur les côtes maritimes aura des lois relatives à la navigation... Si la colonie est portée dans les terres, un législateur doit prévoir et leur genre et leur degré de fécondité... »

« C'est surtout dans la distribution de la propriété qu'éclatera la sagesse de la législation. En général, et dans tous les pays du monde, quand on fonde une colonie, il faut donner des terres à tous les hommes, c'est-à-dire à chacun une étendue suffisante pour l'entretien d'une famille... »

« Dans une île sauvage qu'on peuplerait d'enfants, on n'aurait qu'à laisser éclore les germes de la vérité dans les développements de la raison... Mais quand on établit un peuple déjà vieux dans un pays nouveau, l'habileté consiste à ne lui laisser que les opinions et les habitudes nuisibles dont on ne peut le guérir et le corriger. Veut-on empêcher qu'elles ne se transmettent, on veillera sur la seconde génération par une éducation commune et publique des enfants. Un prince, un législateur, ne devrait jamais fonder une colonie sans y envoyer d'avance des hommes sages pour l'instruction de la jeunesse... Dans une colonie naissante, toutes les facilités sont ouvertes aux précautions du Législateur qui veut épurer le sang et les mœurs d'un peuple. Qu'il ait du génie et de la vertu, les terres et les hommes qu'il aura dans ses mains inspireront à son âme un plan de société, qu'un écrivain ne peut jamais tracer que d'une manière vague et sujette à l'instabilité des hypothèses, qui varient et se compliquent avec une infinité de circonstances trop difficiles à prévoir et à combiner... »


Ne semble-t-il pas entendre un professeur d'agriculture dire à ses élèves: « Le climat est la première règle de l'agriculteur? Ses ressources lui dictent ses devoirs. C'est d'abord sa position locale qu'il doit consulter. Est-il sur un sol argileux, il doit se conduire de telle façon. A-t-il affaire à du sable, voici comment il doit s'y prendre. Toutes les facilités sont ouvertes à l'agriculteur qui veut nettoyer et améliorer son sol. Qu'il ait de l'habileté, les terres, les engrais qu'il aura dans ses mains lui inspireront un plan d'exploitation, qu'un professeur ne peut jamais tracer que d'une manière vague et sujette à l'instabilité des hypothèses, qui varient et se compliquent avec une infinité de circonstances trop difficiles à prévoir et à combiner. »

Mais, ô sublimes écrivains, veuillez donc vous souvenir quelquefois que cette argile, ce sable, ce fumier, dont vous disposez si arbitrairement, ce sont des Hommes, vos égaux, des êtres intelligents et libres comme vous, qui ont reçu de Dieu, comme vous, la faculté de voir, de prévoir, de penser et de juger pour eux-mêmes!

Mably. — (Il suppose les lois usées par la rouille du temps, la négligence de la sécurité, et poursuit ainsi):


« Dans ces circonstances, il faut être convaincu que les ressorts du gouvernement se sont relâchés. Donnez-leur une nouvelle tension (c'est au lecteur que Mably s'adresse), et le mal sera guéri... Songez moins à punir des fautes qu'à encourager les vertus dont vous avez besoin. Par cette méthode vous rendrez à votre république la vigueur de la jeunesse. C'est pour n'avoir pas été connue des peuples libres qu'ils ont perdu la liberté! Mais si les progrès du mal sont tels que les magistrats ordinaires ne puissent y remédier efficacement, ayez recours à une magistrature extraordinaire, dont le temps soit court et la puissance considérable. L'imagination des citoyens a besoin alors d'être frappée... »


Et tout dans ce goût durant vingt volumes.

Il a été une époque où, sous l'influence de tels enseignements, qui sont le fond de l'éducation classique, chacun a voulu se placer en dehors et au-dessus de l'humanité, pour l'arranger, l'organiser et l'instituer à sa guise.


Condillac. — « Érigez-vous, Monseigneur, en Lycurgue ou en Solon. Avant que de poursuivre la lecture de cet écrit, amusez-vous à donner des lois à quelque peuple sauvage d'Amérique ou d'Afrique. Établissez dans des demeures fixes ces hommes errants; apprenez-leur à nourrir des troupeaux...; travaillez à développer les qualités sociales que la nature a mises en eux... Ordonnez-leur de commencer à pratiquer les devoirs de l'humanité... Empoisonnez par des châtiments les plaisirs que promettent les passions, et vous verrez ces barbares, à chaque article de votre législation, perdre un vice et prendre une vertu. »

« Tous les peuples ont eu des lois. Mais peu d'entre eux ont été heureux. Quelle en est la cause? C'est que les législateurs ont presque toujours ignoré que l'objet de la société est d'unir les familles par un intérêt commun. »

« L'impartialité des lois consiste en deux choses: à établir l'égalité dans la fortune et dans la dignité des citoyens... À mesure que vos lois établiront une plus grande égalité, elles deviendront plus chères à chaque citoyen... Comment l'avarice, l'ambition, la volupté, la paresse, l'oisiveté, l'envie, la haine, la jalousie agiteraient-elles des hommes égaux en fortune et en dignité, et à qui les lois ne laisseraient pas l'espérance de rompre l'égalité? » (Suit l'idylle.)

« Ce qu'on vous a dit de la République de Sparte doit vous donner de grandes lumières sur cette question. Aucun autre État n'a jamais eu des lois plus conformes à l'ordre de la nature et de l'égalité. »

Il n'est pas surprenant que les dix-septième et dix-huitième siècles aient considéré le genre humain comme une matière inerte attendant, recevant tout, forme, figure, impulsion, mouvement et vie d'un grand Prince, d'un grand Législateur, d'un grand Génie. Ces siècles étaient nourris de l'étude de l'Antiquité, et l'Antiquité nous offre en effet partout, en Égypte, en Perse, en Grèce, à Rome, le spectacle de quelques hommes manipulant à leur gré l'humanité asservie par la force ou par l'imposture. Qu'est-ce que cela prouve? Que, parce que l'homme et la société sont perfectibles, l'erreur, l'ignorance, le despotisme, l'esclavage, la superstition doivent s'accumuler davantage au commencement des temps. Le tort des écrivains que j'ai cités n'est pas d'avoir constaté le fait, mais de l'avoir proposé, comme règle, à l'admiration et à l'imitation des races futures. Leur tort est d'avoir, avec une inconcevable absence de critique, et sur la foi d'un conventionalisme puéril, admis ce qui est inadmissible, à savoir la grandeur, la dignité, la moralité et le bien-être de ces sociétés factices de l'ancien monde; de n'avoir pas compris que le temps produit et propage la lumière; qu'à mesure que la lumière se fait, la force passe du côté du Droit, et la société reprend possession d'elle-même.

Et en effet, quel est le travail politique auquel nous assistons? Il n'est autre que l'effort instinctif de tous les peuples vers la liberté [3]. Et qu'est-ce que la Liberté, ce mot qui a la puissance de faire battre tous les cœurs et d'agiter le monde, si ce n'est l'ensemble de toutes les libertés, liberté de conscience, d'enseignement, d'association, de presse, de locomotion, de travail, d'échange; d'autres termes, le franc exercice, pour tous, de toutes les facultés inoffensives; en d'autres termes encore, la destruction de tous les despotismes, même le despotisme légal, et la réduction de la Loi à sa seule attribution rationnelle, qui est de régulariser le Droit individuel de légitime défense ou de réprimer l'injustice.

Cette tendance du genre humain, il faut en convenir, est grandement contrariée, particulièrement dans notre patrie, par la funeste disposition, — fruit de l'enseignement classique, — commune à tous les publicistes, de se placer en dehors de l'humanité pour l'arranger, l'organiser et l'instituer à leur guise.

Car, pendant que la société s'agite pour réaliser la Liberté, les grands hommes qui se placent à sa tête, imbus des principes des dix-septième et dix-huitième siècles, ne songent qu'à la courber sous le philanthropique despotisme de leurs inventions sociales et à lui faire porter docilement, selon l'expression de Rousseau, le joug de la félicité publique, telle qu'ils l'ont imaginée.

On le vit bien en 1789. À peine l'Ancien Régime légal fut-il détruit, qu'on s'occupa de soumettre la société nouvelle à d'autres arrangements artificiels, toujours en partant de ce point convenu: l'omnipotence de la Loi.


Saint-Just. — « Le Législateur commande à l'avenir. C'est à lui de vouloir le bien. C'est à lui de rendre les hommes ce qu'il veut qu'ils soient. »

Robespierre. « La fonction du gouvernement est de diriger les forces physiques et morales de la nation vers le but de son institution. »

Billaud-Varennes. « Il faut recréer le peuple qu'on veut rendre à la liberté. Puisqu'il faut détruire d'anciens préjugés, changer d'antiques habitudes, perfectionner les affections dépravées, restreindre des besoins superflus, extirper des vices invétérés; il faut donc une action forte, une impulsion véhémente... Citoyens, l'inflexible austérité de Lycurgue devint à Sparte la base inébranlable de la République; le caractère faible et confiant de Solon replongea Athènes dans l'esclavage. Ce parallèle renferme toute la science du gouvernement. »

Lepelletier. « Considérant à quel point l'espèce humaine est dégradée, je me suis convaincu de la nécessité d'opérer une entière régénération et, si je puis m'exprimer ainsi, de créer un nouveau peuple. »


On le voit, les hommes ne sont rien que de vils matériaux. Ce n'est pas à eux de vouloir le bien; — ils en sont incapables, — c'est au Législateur, selon Saint-Just. Les hommes ne sont que ce qu'il veut qu'ils soient.

Suivant Robespierre, qui copie littéralement Rousseau, le Législateur commence par assigner le but de l'institution de la nation. Ensuite les gouvernements n'ont plus qu'à diriger vers ce but toutes les forces physiques et morales. La nation elle-même reste toujours passive en tout ceci, et Billaud-Varennes nous enseigne qu'elle ne doit avoir que les préjugés, les habitudes, les affections et les besoins que le Législateur autorise. Il va jusqu'à dire que l'inflexible austérité d'un homme est la base de la république.

On a vu que, dans le cas où le mal est si grand que les magistrats ordinaires n'y peuvent remédier, Mably conseillait la dictature pour faire fleurir la vertu. « Ayez recours, dit-il, à une magistrature extraordinaire, dont le temps soit court et la puissance considérable. L'imagination des citoyens a besoin d'être frappée. » Cette doctrine n'a pas été perdue. Écoutons Robespierre:

« Le principe du gouvernement républicain, c'est la vertu, et son moyen, pendant qu'il s'établit, la terreur. Nous voulons substituer, dans notre pays, la morale à l'égoïsme, la probité à l'honneur, les principes aux usages, les devoirs aux bienséances, l'empire de la raison à la tyrannie de la mode, le mépris du vice au mépris du malheur, la fierté à l'insolence, la grandeur d'âme à la vanité, l'amour de la gloire à l'amour de l'argent, les bonnes gens à la bonne compagnie, le mérite à l'intrigue, le génie au bel esprit, la vérité à l'éclat, le charme du bonheur aux ennuis de la volupté, la grandeur de l'homme à la petitesse des grands, un peuple magnanime, puissant, heureux, à un peuple aimable, frivole, misérable; c'est-à-dire toutes les vertus et tous les miracles de la République à tous les vices et à tous les ridicules de la monarchie. »

À quelle hauteur au-dessus du reste de l'humanité se place ici Robespierre! Et remarquez la circonstance dans laquelle il parle. Il ne se borne pas à exprimer le vœu d'une grande rénovation du cœur humain; il ne s'attend même pas à ce qu'elle résultera d'un gouvernement régulier. Non, il veut l'opérer lui-même et par la terreur. Le discours, d'où est extrait ce puéril et laborieux amas d'antithèses, avait pour objet d'exposer les principes de morale qui doivent diriger un gouvernement révolutionnaire. Remarquez que, lorsque Robespierre vient demander la dictature, ce n'est pas seulement pour repousser l'étranger et combattre les factions; c'est bien pour faire prévaloir par la terreur, et préalablement au jeu de la Constitution, ses propres principes de morale. Sa prétention ne va à rien moins que d'extirper du pays, par la terreur, l'égoïsme, l'honneur, les usages, les bienséances, la mode, la vanité, l'amour de l'argent, la bonne compagnie, l'intrigue, le bel esprit, la volupté et la misère. Ce n'est qu'après que lui, Robespierre, aura accompli ces miracles — comme il les appelle avec raison, — qu'il permettra aux lois de reprendre leur empire. — Eh! misérables, qui vous croyez si grands, qui jugez l'humanité si petite, qui voulez tout réformer, réformez-vous vous-mêmes, cette tâche vous suffit.

Cependant, en général, messieurs les Réformateurs, Législateurs et Publicistes ne demandent pas à exercer sur l'humanité un despotisme immédiat. Non, ils sont trop modérés et trop philanthropes pour cela. Ils ne réclament que le despotisme, l'absolutisme, l'omnipotence de la Loi. Seulement ils aspirent à faire la Loi.

Pour montrer combien cette disposition étrange des esprits a été universelle, en France, de même qu'il m'aurait fallu copier tout Mably, tout Raynal, tout Rousseau, tout Fénelon, et de longs extraits de Bossuet et Montesquieu, il me faudrait aussi reproduire le procès-verbal tout entier des séances de la Convention. Je m'en garderai bien et j'y renvoie le lecteur.

On pense bien que cette idée dut sourire à Bonaparte. Il l'embrassa avec ardeur et la mit énergiquement en pratique. Se considérant comme un chimiste, il ne vit dans l'Europe qu'une matière à expériences. Mais bientôt cette matière se manifesta comme un réactif puissant. Aux trois quarts désabusé, Bonaparte, à Sainte-Hélène, parut reconnaître qu'il y a quelque initiative dans les peuples, et il se montra moins hostile à la liberté. Cela ne l'empêcha pas cependant de donner par son testament cette leçon à son fils: « Gouverner, c'est répandre la moralité, l'instruction et le bien-être. »

Est-il nécessaire maintenant de faire voir par de fastidieuses citations d'où procèdent Morelly, Babeuf, Owen, Saint-Simon, Fourier? Je me bornerai à soumettre au lecteur quelques extraits du livre de Louis Blanc sur l'organisation du travail.

« Dans notre projet, la société reçoit l'impulsion du pouvoir » (Page 126).


En quoi consiste l'impulsion que le Pouvoir donne à la société? À imposer le projet de M. L. Blanc.

D'un autre coté, la société, c'est le genre humain.

Donc, en définitive, le genre humain reçoit l'impulsion de M. L. Blanc.

Libre à lui, dira-t-on. Sans doute le genre humain est libre de suivre les conseils de qui que ce soit. Mais ce n'est pas ainsi que M. L. Blanc comprend la chose. Il entend que son projet soit converti en Loi, et par conséquent imposé de force par le pouvoir.

« Dans notre projet, l'État ne fait que donner au travail une législation (excusez du peu), en vertu de laquelle le mouvement industriel peut et doit s'accomplir en toute liberté. Il (l'État) ne fait que placer la liberté sur une pente (rien que cela) qu'elle descend, une fois qu'elle y est placée, par la seule force des choses et par une suite naturelle du mécanisme établi. »
Mais quelle est cette pente? — Celle indiquée par M. L. Blanc. — Ne conduit-elle pas aux abîmes? — Non, elle conduit au bonheur. — Comment donc la société ne s'y place-t-elle pas d'elle-même? — Parce qu'elle ne sait ce qu'elle veut et qu'elle a besoin d'impulsion. — Qui lui donnera cette impulsion? — Le pouvoir. — Et qui donnera l'impulsion au pouvoir? — L'inventeur du mécanisme, M. L. Blanc.

Nous ne sortons jamais de ce cercle: l'humanité passive et un grand homme qui la meut par l'intervention de la Loi.

Une fois sur cette pente, la société jouirait-elle au moins de quelque liberté? — Sans doute. — Et qu'est-ce que la liberté?


« Disons-le une fois pour toutes: la liberté consiste non pas seulement dans le Droit accordé, mais dans le Pouvoir donné à l'homme d'exercer, de développer ses facultés, sous l'empire de la justice et sous la sauvegarde de la loi. »

« Et ce n'est point là une distinction vaine: le sens en est profond, les conséquences en sont immenses. Car dès qu'on admet qu'il faut à l'homme, pour être vraiment libre, le Pouvoir d'exercer et de développer ses facultés, il en résulte que la société doit à chacun de ses membres l'instruction convenable, sans laquelle l'esprit humain ne peut se déployer, et les instruments de travail, sans lesquels l'activité humaine ne peut se donner carrière. Or, par l'intervention de qui la société donnera-t-elle à chacun de ses membres l'instruction convenable et les instruments de travail nécessaires, si ce n'est par l'intervention de l'État? »


Ainsi la liberté, c'est le pouvoir. — En quoi consiste ce Pouvoir? — À posséder l'instruction et les instruments de travail. — Qui donnera l'instruction et les instruments de travail? — La société, qui les doit. — Par l'intervention de qui la société donnera-t-elle des instruments de travail à ceux qui n'en ont pas? — Par l'intervention de l'État. — À qui l'État les prendra-t-il?

C'est au lecteur de faire la réponse et de voir où tout ceci aboutit.

Un des phénomènes les plus étranges de notre temps, et qui étonnera probablement beaucoup nos neveux, c'est que la doctrine qui se fonde sur cette triple hypothèse: l'inertie radicale de l'humanité; l'omnipotence de la Loi; l'infaillibilité du Législateur; soit le symbole sacré du parti qui se proclame exclusivement démocratique.

Il est vrai qu'il se dit aussi social.

En tant que démocratique, il a une foi sans limite en l'humanité.

Comme social, il la met au-dessous de la boue.

S'agit-il de droits politiques, s'agit-il de faire sortir de son sein le Législateur, oh! alors, selon lui, le peuple a la science infuse; il est doué d'un tact admirable; sa volonté est toujours droite, la volonté générale ne peut errer. Le suffrage ne saurait être trop universel. Nul ne doit à la société aucune garantie. La volonté et la capacité de bien choisir sont toujours supposées. Est-ce que le peuple peut se tromper? Est-ce que nous ne sommes pas dans le siècle des lumières? Quoi donc! Le peuple sera-t-il éternellement en tutelle? N'a-t-il pas conquis ses droits par assez d'efforts et de sacrifices? N'a-t-il pas donné assez de preuves de son intelligence et de sa sagesse? N'est-il pas arrivé à sa maturité? N'est-il pas en état de juger pour lui-même? Ne connaît-il pas ses intérêts? Y a-t-il un homme ou une classe qui ose revendiquer le droit de se substituer au peuple, de décider et d'agir pour lui? Non, non, le peuple veut être libre, et il le sera. Il veut diriger ses propres affaires, et il les dirigera.

Mais le Législateur est-il une fois dégagé des comices par l'élection, oh! alors le langage change. La nation rentre dans la passivité, dans l'inertie, dans le néant, et le Législateur prend possession de l'omnipotence. À lui l'invention, à lui la direction, à lui l'impulsion, à lui l'organisation. L'humanité n'a plus qu'à se laisser faire; l'heure du despotisme a sonné. Et remarquez que cela est fatal; car ce peuple, tout à l'heure si éclairé, si moral, si parfait, n'a plus aucunes tendances, ou, s'il en a, elles l'entraînent toutes vers la dégradation. Et on lui laisserait un peu de Liberté! Mais ne savez-vous pas que, selon M. Considérant, la liberté conduit fatalement au monopole? Ne savez-vous pas que la liberté c'est la concurrence? et que la concurrence, suivant M. L. Blanc, c'est pour le peuple un système d'extermination, pour la bourgeoisie une cause de ruine? Que c'est pour cela que les peuples sont d'autant plus exterminés et ruinés qu'ils sont plus libres, témoin la Suisse, la Hollande, l'Angleterre et les États-Unis? Ne savez-vous pas, toujours selon M. L. Blanc, que la concurrence conduit au monopole, et que, par la même raison, le bon marché conduit à l'exagération des prix? Que la concurrence tend à tarir les sources de la consommation et pousse la production à une activité dévorante? Que la concurrence force la production à s'accroître et la consommation à décroître; d'où il suit que les peuples libres produisent pour ne pas consommer; qu'elle est tout à la fois oppression et démence, et qu'il faut absolument que M. L. Blanc s'en mêle?

Quelle liberté, d'ailleurs, pourrait-on laisser aux hommes? Serait-ce la liberté de conscience? Mais on les verra tous profiter de la permission pour se faire athées. La liberté d'enseignement? Mais les pères se hâteront de payer des professeurs pour enseigner à leurs fils l'immoralité et l'erreur; d'ailleurs, à en croire M. Thiers, si l'enseignement était laissé à la liberté nationale, il cesserait d'être national, et nous élèverions nos enfants dans les idées des Turcs ou des Indous, au lieu que, grâce au despotisme légal de l'université, ils ont le bonheur d'être élevés dans les nobles idées des Romains. La liberté du travail? Mais c'est la concurrence, qui a pour effet de laisser tous les produits non consommés, d'exterminer le peuple et de ruiner la bourgeoisie. La liberté d'échanger? Mais on sait bien, les protectionnistes l'ont démontré à satiété, qu'un homme se ruine quand il échange librement et que, pour s'enrichir, il faut échanger sans liberté. La liberté d'association? Mais, d'après la doctrine socialiste, liberté et association s'excluent, puisque précisément on n'aspire à ravir aux hommes leur liberté que pour les forcer de s'associer.

Vous voyez donc bien que les démocrates-socialistes ne peuvent, en bonne conscience, laisser aux hommes aucune liberté, puisque, par leur nature propre, et si ces messieurs n'y mettent ordre, ils tendent, de toute part, à tous les genres de dégradation et de démoralisation.

Reste à deviner, en ce cas, sur quel fondement on réclame pour eux, avec tant d'instance, le suffrage universel.

Les prétentions des organisateurs soulèvent une autre question, que je leur ai souvent adressée, et à laquelle, que je sache, ils n'ont jamais répondu. Puisque les tendances naturelles de l'humanité sont assez mauvaises pour qu'on doive lui ôter sa liberté, comment se fait-il que les tendances des organisateurs soient bonnes? Les Législateurs et leurs agents ne font-ils pas partie du genre humain? Se croient-ils pétris d'un autre limon que le reste des hommes? Ils disent que la société, abandonnée à elle-même, court fatalement aux abîmes parce que ses instincts sont pervers. Ils prétendent l'arrêter sur cette pente et lui imprimer une meilleure direction. Ils ont donc reçu du ciel une intelligence et des vertus qui les placent en dehors et au-dessus de l'humanité; qu'ils montrent leurs titres. Ils veulent être bergers, ils veulent que nous soyons troupeau. Cet arrangement présuppose en eux une supériorité de nature, dont nous avons bien le droit de demander la preuve préalable.

Remarquez que ce que je leur conteste, ce n'est pas le droit d'inventer des combinaisons sociales, de les propager, de les conseiller, de les expérimenter sur eux-mêmes, à leurs frais et risques; mais bien le droit de nous les imposer par l'intermédiaire de la Loi, c'est-à-dire des forces et des contributions publiques.

Je demande que les Cabétistes, les Fouriéristes, les Proudhoniens, les Universitaires, les Protectionnistes renoncent non à leurs idées spéciales, mais à cette idée qui leur est commune, de nous assujettir de force à leurs groupes et séries, à leurs ateliers sociaux, à leur banque gratuite, à leur moralité gréco-romaine, à leurs entraves commerciales. Ce que je leur demande, c'est de nous laisser la faculté de juger leurs plans et de ne pas nous y associer, directement ou indirectement, si nous trouvons qu'ils froissent nos intérêts, ou s'ils répugnent à notre conscience.

Car la prétention de faire intervenir le pouvoir et l'impôt, outre qu'elle est oppressive et spoliatrice, implique encore cette hypothèse préjudicielle: l'infaillibilité de l'organisateur et l'incompétence de l'humanité.

Et si l'humanité est incompétente à juger pour elle-même, que vient-on nous parler de suffrage universel?

Cette contradiction dans les idées s'est malheureusement reproduite dans les faits, et pendant que le peuple français a devancé tous les autres dans la conquête de ses droits, ou plutôt de ses garanties politiques, il n'en est pas moins resté le plus gouverné, dirigé, administré, imposé, entravé et exploité de tous les peuples.

Il est aussi celui de tous où les révolutions sont le plus imminentes, et cela doit être.

Dès qu'on part de cette idée, admise par tous nos publicistes et si énergiquement exprimée par M. L. Blanc en ces mots: « La société reçoit l'impulsion du pouvoir »; dès que les hommes se considèrent eux-mêmes comme sensibles mais passifs, incapables de s'élever par leur propre discernement et par leur propre énergie à aucune moralité, à aucun bien-être, et réduits à tout attendre de la Loi; en un mot, quand ils admettent que leurs rapports avec l'État sont ceux du troupeau avec le berger, il est clair que la responsabilité du pouvoir est immense. Les biens et les maux, les vertus et les vices, l'égalité et l'inégalité, l'opulence et la misère, tout découle de lui. Il est chargé de tout, il entreprend tout, il fait tout; donc il répond de tout. Si nous sommes heureux, il réclame à bon droit notre reconnaissance; mais si nous sommes misérables, nous ne pouvons nous en prendre qu'à lui. Ne dispose-t-il pas, en principe, de nos personnes et de nos biens? La Loi n'est-elle pas omnipotente? En créant le monopole universitaire, il s'est fait fort de répondre aux espérances des pères de famille privés de liberté; et si ces espérances sont déçues, à qui la faute? En réglementant l'industrie, il s'est fait fort de la faire prospérer, sinon il eût été absurde de lui ôter sa liberté; et si elle souffre, à qui la faute? En se mêlant de pondérer la balance du commerce, par le jeu des tarifs, il s'est fait fort de le faire fleurir; et si, loin de fleurir, il se meurt, à qui la faute? En accordant aux armements maritimes sa protection en échange de leur liberté, il s'est fait fort de les rendre lucratifs; et s'ils sont onéreux, à qui la faute?

Ainsi, il n'y a pas une douleur dans la nation dont le gouvernement ne se soit volontairement rendu responsable. Faut-il s'étonner que chaque souffrance soit une cause de révolution?

Et quel est le remède qu'on propose? C'est d'élargir indéfiniment le domaine de la Loi, c'est-à-dire la Responsabilité du gouvernement.

Mais si le gouvernement se charge d'élever et de régler les salaires et qu'il ne le puisse; s'il se charge d'assister toutes les infortunes et qu'il ne le puisse; s'il se charge d'assurer des retraites à tous les travailleurs et qu'il ne le puisse; s'il se charge de fournir à tous les ouvriers des instruments de travail et qu'il ne le puisse; s'il se charge d'ouvrir à tous les affamés d'emprunts un crédit gratuit et qu'il ne le puisse; si, selon les paroles que nous avons vues avec regret échapper à la plume de M. de Lamartine, « l'État se donne la mission d'éclairer, de développer, d'agrandir, de fortifier, de spiritualiser, et de sanctifier l'âme des peuples », et qu'il échoue; ne voit-on pas qu'au bout de chaque déception, hélas! plus que probable, il y a une non moins inévitable révolution?

Je reprends ma thèse et je dis: immédiatement après la science économique et à l'entrée de la science politique [4], se présente une question dominante. C'est celle-ci:

Qu'est-ce que la Loi? que doit-elle être? quel est son domaine? quelles sont ses limites? où s'arrêtent, par suite, les attributions du Législateur?

Je n'hésite pas à répondre: La Loi, c'est la force commune organisée pour faire obstacle à l'Injustice — et pour abréger, la Loi, c'est la Justice.

Il n'est pas vrai que le Législateur ait sur nos personnes et nos propriétés une puissance absolue, puisqu'elles préexistent et que son œuvre est de les entourer de garanties.

Il n'est pas vrai que la Loi ait pour mission de régir nos consciences, nos idées, nos volontés, notre instruction, nos sentiments, nos travaux, nos échanges, nos dons, nos jouissances.

Sa mission est d'empêcher qu'en aucune de ces matières le droit de l'un n'usurpe le droit de l'autre.

La Loi, parce qu'elle a pour sanction nécessaire la Force, ne peut avoir pour domaine légitime que le légitime domaine de la force, à savoir: la Justice.

Et comme chaque individu n'a le droit de recourir à la force que dans le cas de légitime défense, la force collective, qui n'est que la réunion des forces individuelles, ne saurait être rationnellement appliquée à une autre fin.

La Loi, c'est donc uniquement l'organisation du droit individuel préexistant de légitime défense.

La Loi, c'est la Justice.

Il est si faux qu'elle puisse opprimer les personnes ou spolier les propriétés, même dans un but philanthropique, que sa mission est de les protéger.

Et qu'on ne dise pas qu'elle peut au moins être philanthropique, pourvu qu'elle s'abstienne de toute oppression, de toute spoliation; cela est contradictoire. La Loi ne peut pas ne pas agir sur nos personnes ou nos biens; si elle ne les garantit, elle les viole par cela seul qu'elle agit, par cela seul qu'elle est.

La Loi, c'est la Justice.

Voilà qui est clair, simple, parfaitement défini et délimité, accessible à toute intelligence, visible à tout œil, car la Justice est une quantité donnée, immuable, inaltérable, qui n'admet ni plus ni moins.

Sortez de là, faites la Loi religieuse, fraternitaire, égalitaire, philanthropique, industrielle, littéraire, artistique, aussitôt vous êtes dans l'infini, dans l'incertain, dans l'inconnu, dans l'utopie imposée, ou, qui pis est, dans la multitude des utopies combattant pour s'emparer de la Loi et s'imposer; car la fraternité, la philanthropie n'ont pas comme la justice des limites fixes. Où vous arrêterez-vous? Où s'arrêtera la Loi? L'un, comme M. de Saint-Cricq, n'étendra sa philanthropie que sur quelques classes d'industriels, et il demandera à la Loi qu'elle dispose des consommateurs en faveur des producteurs. L'autre, comme M. Considérant, prendra en main la cause des travailleurs et réclamera pour eux de la Loi un minimum assuré, le vêtement, le logement, la nourriture et toutes choses nécessaires à l'entretien de la vie. Un troisième, M. L. Blanc, dira, avec raison, que ce n'est là qu'une fraternité ébauchée et que la Loi doit donner à tous les instruments de travail et l'instruction. Un quatrième fera observer qu'un tel arrangement laisse encore place à l'inégalité et que la Loi doit faire pénétrer, dans les hameaux les plus reculés, le luxe, la littérature et les arts. Vous serez conduits ainsi jusqu'au communisme, ou plutôt la législation sera... ce qu'elle est déjà: — le champ de bataille de toutes les rêveries et de toutes les cupidités.

La Loi, c'est la Justice.

Dans ce cercle, on conçoit un gouvernement simple, inébranlable. Et je défie qu'on me dise d'où pourrait venir la pensée d'une révolution, d'une insurrection, d'une simple émeute contre une force publique bornée à réprimer l'injustice. Sous un tel régime, il y aurait plus de bien-être, le bien-être serait plus également réparti, et quant aux souffrances inséparables de l'humanité, nul ne songerait à en accuser le gouvernement, qui y serait aussi étranger qu'il l'est aux variations de la température. A-t-on jamais vu le peuple s'insurger contre la cour de cassation ou faire irruption dans le prétoire du juge de paix pour réclamer le minimum de salaires, le crédit gratuit, les instruments de travail, les faveurs du tarif, ou l'atelier social? Il sait bien que ces combinaisons sont hors de la puissance du juge, et il apprendrait de même qu'elles sont hors de la puissance de la Loi.

Mais faites la Loi sur le principe fraternitaire, proclamez que c'est d'elle que découlent les biens et les maux, qu'elle est responsable de toute douleur individuelle, de toute inégalité sociale, et vous ouvrez la porte à une série sans fin de plaintes, de haines, de troubles et de révolutions.

La Loi, c'est la Justice.

Et il serait bien étrange qu'elle pût être équitablement autre chose! Est-ce que la justice n'est pas le droit? Est-ce que les droits ne sont pas égaux? Comment donc la Loi interviendrait-elle pour me soumettre aux plans sociaux de MM. Mimerel, de Melun, Thiers, Louis Blanc, plutôt que pour soumettre ces messieurs à mes plans? Croit-on que je n'aie pas reçu de la nature assez d'imagination pour inventer aussi une utopie? Est-ce que c'est le rôle de la Loi de faire un choix entre tant de chimères et de mettre la force publique au service de l'une d'elles?

La Loi, c'est la Justice.

Et qu'on ne dise pas, comme on le fait sans cesse, qu'ainsi conçue la Loi, athée, individualiste et sans entrailles, ferait l'humanité à son image. C'est là une déduction absurde, bien digne de cet engouement gouvernemental qui voit l'humanité dans la Loi.

Quoi donc! De ce que nous serons libres, s'ensuit-il que nous cesserons d'agir? De ce que nous ne recevrons pas l'impulsion de la Loi, s'ensuit-il que nous serons dénués d'impulsion? De ce que la Loi se bornera à nous garantir le libre exercice de nos facultés, s'ensuit-il que nos facultés seront frappées d'inertie? De ce que la Loi ne nous imposera pas des formes de religion, des modes d'association, des méthodes d'enseignement, des procédés de travail, des directions d'échange, des plans de charité, s'ensuit-il que nous nous empresserons de nous plonger dans l'athéisme, l'isolement, l'ignorance, la misère et l'égoïsme? S'ensuit-il que nous ne saurons plus reconnaître la puissance et la bonté de Dieu, nous associer, nous entraider, aimer et secourir nos frères malheureux, étudier les secrets de la nature, aspirer aux perfectionnements de notre être?

La Loi, c'est la Justice.

Et c'est sous la Loi de justice, sous le régime du droit, sous l'influence de la liberté, de la sécurité, de la stabilité, de la responsabilité, que chaque homme arrivera à toute sa valeur, à toute la dignité de son être, et que l'humanité accomplira avec ordre, avec calme, lentement sans doute, mais avec certitude, le progrès, qui est sa destinée.

Il me semble que j'ai pour moi la théorie; car quelque question que je soumette au raisonnement, qu'elle soit religieuse, philosophique, politique, économique; qu'il s'agisse de bien-être, de moralité, d'égalité, de droit, de justice, de progrès, de responsabilité, de solidarité, de propriété, de travail, d'échange, de capital, de salaires, d'impôts, de population, de crédit, de gouvernement; à quelque point de l'horizon scientifique que je place le point de départ de mes recherches, toujours invariablement j'aboutis à ceci: la solution du problème social est dans la Liberté.

Et n'ai-je pas aussi pour moi l'expérience? Jetez les yeux sur le globe. Quels sont les peuples les plus heureux, les plus moraux, les plus paisibles? Ceux où la Loi intervient le moins dans l'activité privée; où le gouvernement se fait le moins sentir; où l'individualité a le plus de ressort et l'opinion publique le plus d'influence; où les rouages administratifs sont les moins nombreux et les moins compliqués; les impôts les moins lourds et les moins inégaux; les mécontentements populaires les moins excités et les moins justifiables; où la responsabilité des individus et des classes est la plus agissante, et où, par suite, si les mœurs ne sont pas parfaites, elles tendent invinciblement à se rectifier; où les transactions, les conventions, les associations sont le moins entravées; où le travail, les capitaux, la population, subissent les moindres déplacements artificiels; où l'humanité obéit le plus à sa propre pente; où la pensée de Dieu prévaut le plus sur les inventions des hommes; ceux, en un mot, qui approchent le plus de cette solution: dans les limites du droit, tout par la libre et perfectible spontanéité de l'homme; rien par la Loi ou la force que la Justice universelle.

Il faut le dire: il y a trop de grands hommes dans le monde; il y a trop de législateurs, organisateurs, instituteurs de sociétés, conducteurs de peuples, pères des nations, etc. Trop de gens se placent au-dessus de l'humanité pour la régenter, trop de gens font métier de s'occuper d'elle.

On me dira: Vous vous en occupez bien, vous qui parlez. C'est vrai. Mais on conviendra que c'est dans un sens et à un point de vue bien différents, et si je me mêle aux réformateurs c'est uniquement pour leur faire lâcher prise.

Je m'en occupe non comme Vaucanson, de son automate, mais comme un physiologiste, de l'organisme humain: pour l'étudier et l'admirer.

Je m'en occupe, dans l'esprit qui animait un voyageur célèbre.

Il arriva au milieu d'une tribu sauvage. Un enfant venait de naître et une foule de devins, de sorciers, d'empiriques l'entouraient, armés d'anneaux, de crochets et de liens. L'un disait: cet enfant ne flairera jamais le parfum d'un calumet, si je ne lui allonge les narines. Un autre: il sera privé du sens de l'ouïe, si je ne lui fais descendre les oreilles jusqu'aux épaules. Un troisième: il ne verra pas la lumière du soleil, si je ne donne à ses yeux une direction oblique. Un quatrième: il ne se tiendra jamais debout, si je ne lui courbe les jambes. Un cinquième: il ne pensera pas, si je ne comprime son cerveau. Arrière, dit le voyageur. Dieu fait bien ce qu'il fait; ne prétendez pas en savoir plus que lui, et puisqu'il a donné des organes à cette frêle créature, laissez ses organes se développer, se fortifier par l'exercice, le tâtonnement, l'expérience et la Liberté.

Dieu a mis aussi dans l'humanité tout ce qu'il faut pour qu'elle accomplisse ses destinées. Il y a une physiologie sociale providentielle comme il y a une physiologie humaine providentielle. Les organes sociaux sont aussi constitués de manière à se développer harmoniquement au grand air de la Liberté. Arrière donc les empiriques et les organisateurs! Arrière leurs anneaux, leurs chaînes, leurs crochets, leurs tenailles! arrière leurs moyens artificiels! arrière leur atelier social, leur phalanstère, leur gouvernementalisme, leur centralisation, leurs tarifs, leurs universités, leurs religions d'État, leurs banques gratuites ou leurs banques monopolisées, leurs compressions, leurs restrictions, leur moralisation ou leur égalisation par l'impôt! Et puisqu'on a vainement infligé au corps social tant de systèmes, qu'on finisse par où l'on aurait dû commencer, qu'on repousse les systèmes, qu'on mette enfin à l'épreuve la Liberté, — la Liberté, qui est un acte de foi en Dieu et en son œuvre.