vendredi 27 mai 2011

Chun-Ah-Chun


L'aspect général du Chinois Chun-Ah-Chun ne présentait rien de frappant . De taille plutôt menue , il était également maigre et étroit d'épaules , comme la plupart de ses compatriotes . Un touriste l'apercevant par hasard dans les rues de Honolulu l'eût pris sans hésiter pour une bonne pâte de Chinois , sans doute propriétaire d'une blanchisserie ou d'un magasin de confection très prospères . Encore son jugement eût-il été au-dessous de la vérité , car Chun-Ah-Chun possédait un caractère aussi heureux que l'était sa richesse , dont on ne connaissait même pas le dixième . On le savait à la tête d'une énorme fortune , voilà tout . Ah-Chun avait des yeux noirs en amandes , mais si petits qu'on eût dit des trous de vrille . Toutefois , ils était bien séparés et abrités sous le vaste frout d'un penseur .
  Car Ah-Chun se débattait avec des problèmes qui l'avaient sollicité toute sa vie . Non qu'il s'en tracassât outre mesure : philosophe par essence , qu'il fût coolie , multimillionnaire ou meneur d'hommes , son équilibre mental n'avait jamais varié . Il planait toujours dans la haute sérénité de son esprit sans se laisser griser par les faveurs de la fortune ni troubler par le mauvais sort . Tous les événements s'étaient heurtés à sa placidité sans l'ébranler , aussi bien les coups de fouet du surveillant dans les plantations de cannes , qu'un effondrement des prix du sucre quand il fut à son tour propriétaire de ces mêmes champs . Ainsi , du rocher invincible de sa sérénité il résolvait des difficultés qu'il est donné à peu d'hommes , et encore moins à un paysan chinois , d'aborder .
  Voici ce qu'il était en réalité : un paysan chinois né pour trimer toute sa vie comme une bête de somme , mais destiné à secouer le joug de la servitude comme le prince d'un conte de fées .
  Ah-Chun avait oublié son père , modeste fermier des environs de Canton ; il se souvenait moins encore de sa mère , morte quand il avait six ans . Mais il se rappelait fort bien de son oncle respectable , Ah-Kow , à qui il avait servi d'esclave de sa sixième à sa vingt-quatrième année . Il avait réussi  à lui échapper en s'engageant pour une période de trois ans comme coolie aux plantations de cannes d'Hawai , moyennant un salaire quotidien de cinquante cents .



Très perspicace , Ah-Chun savait observer de menus détails qui eussent échappé à quiconque .
 Trois années il peina dans les champs ; au bout de cette période il en savait plus long sur la culture de la canne que le surveillant et même que le directeur , et le maigre petit coolie eût surpris celui-ci par l'étendue de ses connaissances technniques sur la fabrication du sucre .
  Mais Ah-Chn ne s'était pas borné à ces seules études . Il voulait savoir comment on arrivait à posséder des usines et des plantations . Il aquit rapidement la conviction que les hommes ne s'enrichissent point par leur propre travail ; il s'en était déjà aperçu , ayant trimé lui-même une vingtaine d'années durant . Si ces favorisés atteignent la fortune , c'est grâce au labeur d'autrui . Les plus opulents sont ceux qui réussissent à faire travailler pour eux le plus grand nombre de leurs semblables .
  Aussi à l'expiration de son contrat , Ah-Chun plaça-t-il ses économies en asociation avec un certain Ah-Yung dans un petit magasin d'importation qu'il fonda et qui devint , par la suite , l'importante firme "Ah-Chun et Ah-Yung" , qui vendait toutes sortes de produits , depuis les soies de l'Inde et le ginseng jusqu'au guano et aux bricks pour le transport des coolies . En attendant que cette affaire se dévellopât , Ah-Chun en confia le soin à son associé et se placa lui-même comme cuisinier . Il connaissait si bien son métier qu'au bout de trois années il était chef de cuisine , le mieux payé d'Honolulu . Sa carrière semblait assurée et il commit une sottise en l'abandonnant , ainsi que Dantin , son patron , le lui signifia ; mais Ah-Chun lui répondit qu'il savait mieux que quiconque ce qu'il avait à faire . Pour la peine , il s'entendit traiter de triple idiot et reçut une gratification de cinquante dollars en sus des gages à lui dus .
  L'entreprise de Ah-Chun et Ah-Yung prospérant de plus en plus , pourquoi Ah-Chun serait-il resté cuisinier ?
  Cette histoire se passait à une époque où l'abondance régnait à Hawai . On plantait de la canne à tour de bras , mais les travailleurs faisaient défaut . Ah-Chun entrevit une chance de succès et se mit à importer de la main-d'oeuvre . Par ses soins , des milliers de coolies de la région de Canton débarquèrent à Hawai .et sa richesse commença de s'accroître . Il effectua des placements . Ses petits yenx bridés découvraient la bonne affaire là où les autres redoutaient de faire faillite . Il acheta pour un morceau de pain un vivier qui lui rapporta ensuite cinqs cents pour cent et constitua le point de départ d'une affaire qui lui permit de monopoliser le marché du poisson de tout Honolulu .
 Il ne recourrut pas à la publicité pour se faire connaître , il s'abstint de toute politique et ne joua pas à la révolution , mais il prévit les événements plus clairement et de loin que ceux-là mêmes qui les suscitaient .
  En imagination , il vit Honolulu transformée en une cité moderne , éclairée à l'électricité , en une époque où elle était qu'un misérable village malpropre , envahi par le sable et bâti sur n récif de corail .
  Alors il acquit du terrain . Il en acheta à des négociants en quête de capitaux immédiats , à des indigènes nécéssiteux , à des fils de famille débauchés , à des veuves , des orphelins et des lépreux déportés à Molokai . Au bout de quelques années , par un caprice du hasard , les parcelles appartenant à Ah-Chun furent recherchés pour l'édification d'entrepôts , de magasins , de cafés , d'hôtels . Il donnait à bail , prenait en location , vendait , achetait et revendait sans cesse .
  Mais là ne s'arrêtèrent point ses spéculations . Il prêta sans hésiter son argent à Parkinson , un capitaine déserteur à qui personne n'eût osé confier un sou . Dès lors , Parkinson se mit à entreprendre de mystérieux voyages dans la petite goélette Véga , et jusqu'à sa mort le renégat ne manqua plus de rien . Cepandant bien des années plus tard , Honolulu apprit avec surprise que les îles à guano de Drake et d'Acon venaient d'être cédées au "British Phosphate Trust" moyennant sept cent cinquantes mille dollars .
  Vint l'époque florissante du règne de Kalakaua , durant laquelle Ah-Chun paya trois cent mille dollars le droit d'importer de l'opium . S'il sacrifia une telle somme pour s'assurer le monopole de la drogue , les résultats de cette opération furent tout de même appréciables , car les bénéfices permirent au Chinois d'aquérir la plantation de Kalalau , laquelle , à son tour , rapporta trente pour cent pendant dix-sept ans et fut ensuite revendue pour un million et demi .
  Sous la dynastie des Kamehamehas , lomgtemps auparavant , Ah-Chun avait servi son pays en qualité de consul de Chine - poste qui n'était pas exclusivement honorifique .
  Kamehamehas IV régnant , notre Fils du Ciel changea de nationalité et devint sujet hawaien afin d'épouser Stella Allendale . Bien que sujette du roi à la peau brune , plus de sang Anglo-Saxon que de polynésien courait dans ses veines . De fait , le métissage se trouvait chez elle si atténué qu'on l'évaluait seulement à quelques huitièmes et seizièmes .
  Dans ces dernières proportions , elle se rattachait à sa bisaieule Paahao - la princesse Paahao , appartenant à la lignée royale . Le bisaieule de Stella , Allendale , un certain capitaine Blunt , aventrier anglais , s'était engagé au service de Kamehameha Ier , pour devenir plus tard chef tabou lui-même . Son grand-père était un capitaine baleinier de New Bedford et son propre père avait apporté en elle un léger mélange des angs italiens et portugais inoculés à la race anglaise . Hawaienne aux yeux de la loi , l'épouse de Ah-Chun se réclamait davantage de trois autres nationalités .
  A ce conglomérat de races , Ah-Chun vint ajouter l'élément mongol . Ainsi , les enfants que lui donna Mme Ah-Chun furent un trente-deuxième polynésiens , un sixième italien , un seizième portugais , un demi-chinois et pur onze-trente-deuxième anglo-américains . Il est probable que Ah-Chun se fût dispensé de prendre femme , s'il avait pu prévoir quelle surprenante famille allait résulter de cette union .
  Surprenante , elle l'était à plus d'un titre . D'abord par son extension . Il possédait quinze enfants , la plupart des filles . Les fils , au nombre de trois , étaient nés les premiers , puis vinrent les filles à intervalles réguliers jusqu'a concurrence de la douzaine . Non seulement c'était un couple des plus prolifiques , mais les enfants , sans exeption , se montraient exempts de toute tare et rutilants de santé . Cette jeune génération Ah-Chun était surtout remarquable par sa beauté . On eût dit que toutes les filles étaient belles - délicatement , idéalement belles ; les lignes généreuses de maman Ah-Chun avaient corrigé les angles aigus de papa Ah-Chun , si bien que les demoiselles Ah-Chun avaient une sveltesse sans maigreur et des muscles arrondis sans empâtement .



 Dans chaque visage subsistaient des réminiscences tenaces de l'Asie , modifiés par les apports anglo-saxons et latins . A première vue , on ne pouvait deviner l'importance de l'hérédité chinoise sur tous les traits ; mais , une fois prévenu , on ne manquait pas d'en déceler aussitôt les vestiges .
Les filles d'Ah-Chun présentaient un genre de beauté inédit et incomparable . Elles ne ressemblaient à personne , et malgré l'étrange similitude existant entres elles , chacune possédait une individualité bien marquée . On n'eût su les prendre l'une pour l'autre . Par exemple , Maud , blonde aux yeux bleus , rappelait immédiatement Henriette , au teint olivâtre , aux grands yeux sombres , langoureux et aux cheveux d'un noir-bleu . Les traits qui leur appartenaient en commun et harmonisaient les différences personnelles constituaient l'apport d'Ah-Chun . Il avait fourni le canevas sur lequel s'étaient brodées les caractéristiques des autres races . De lui provenait la faible armature du Chinois sur laquelle s'étaient modelées les délicatesses et les subtilités de la chair du Saxon , du Latin et du Polynésien .

Chun-Ah-Chun , Jack London

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