« Quand on a connu tout et le contraire de tout, quand on a beaucoup vécu et qu’on est au soir de sa vie, on est tenté de ne rien lui dire, sachant qu’à chaque génération suffit sa peine, sachant aussi que la recherche, le doute, les remises en cause font partie de la noblesse de l’existence. Pourtant, je ne veux pas me dérober, et à ce jeune interlocuteur, je répondrai ceci, en me souvenant de ce qu’écrivait un auteur contemporain : "Il ne faut pas s’installer dans sa vérité et vouloir l’asséner comme une certitude, mais savoir l’offrir en tremblant comme un mystère". A mon jeune interlocuteur, je dirai donc que nous vivons une période difficile où les bases de ce qu’on appelait la Morale et qu’on appelle aujourd’hui l’Ethique, sont remises constamment en cause, en particulier dans les domaines du don de la vie, de la manipulation de la vie, de l’interruption de la vie. Dans ces domaines, de terribles questions nous attendent dans les décennies à venir. Oui, nous vivons une période difficile où l’individualisme systématique, le profit à n’importe quel prix, le matérialisme, l’emportent sur les forces de l’esprit. Oui, nous vivons une période difficile où il est toujours question de droit et jamais de devoir et où la responsabilité qui est l’once de tout destin, tend à être occultée. Mais je dirai à mon jeune interlocuteur que malgré tout cela, il faut croire à la grandeur de l’aventure humaine. Il faut savoir, jusqu’au dernier jour, jusqu’à la dernière heure, rouler son propre rocher. La vie est un combat le métier d’homme est un rude métier. Ceux qui vivent sont ceux qui se battent. Il faut savoir que rien n’est sûr, que rien n’est facile, que rien n’est donné, que rien n’est gratuit. Tout se conquiert, tout se mérite. Si rien n’est sacrifié, rien n’est obtenu. Je dirai à mon jeune interlocuteur que pour ma très modeste part, je crois que la vie est un don de Dieu et qu’il faut savoir découvrir au-delà de ce qui apparaît comme l’absurdité du monde, une signification à notre existence. Je lui dirai qu’il faut savoir trouver à travers les difficultés et les épreuves, cette générosité, cette noblesse, cette miraculeuse et mystérieuse beauté éparse à travers le monde, qu’il faut savoir découvrir ces étoiles, qui nous guident où nous sommes plongés au plus profond de la nuit et le tremblement sacré des choses invisibles. Je lui dirai que tout homme est une exception, qu’il a sa propre dignité et qu’il faut savoir respecter cette dignité. Je lui dirai qu’envers et contre tous il faut croire à son pays et en son avenir. Enfin, je lui dirai que de toutes les vertus, la plus importante, parce qu’elle est la motrice de toutes les autres et qu’elle est nécessaire à l’exercice des autres, de toutes les vertus, la plus importante me paraît être le courage, les courages, et surtout celui dont on ne parle pas et qui consiste à être fidèle à ses rêves de jeunesse. Et pratiquer ce courage, ces courages, c’est peut-être cela "L’Honneur de Vivre" »
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« Les adolescents d’aujourd’hui ont peur d’employer des mots comme la fidélité, l’honneur, l’idéal ou le courage. Sans doute ont-ils l’impression que l’on joue avec ces valeurs – et que l’on joue avec eux. Ils savent que leurs aînés se sont abîmé les ailes. Je voudrais leur expliquer comment les valeurs de l’engagement ont été la clef de voûte de mon existence, comment je me suis brûlé à elles, et comment elles m’ont porté. Il serait criminel de dérouler devant eux un tapis rouge et de leur faire croire qu’il est facile d’agir. La noblesse du destin. humain, c’est aussi l’inquiétude, l’interrogation, les choix douloureux qui ne font ni vainqueur ni vaincu. Que dire à un cadet ? Peut-être, avec pudeur, lui glisser dans la paume de la main deux ou trois conseils : mettre en accord ses actes et ses convictions ; pouvoir se regarder dans la glace sans avoir à rougir de lui-même ; ne pas tricher, sans doute la plus difficile, pratiquer et tâcher de concilier le courage et la générosité ; rester un homme libre. J’ai toujours essayé de récupérer les débris de mon existence pour faire tenir debout mon être intérieur. Même en prison et réprouvé, j’ai cherché à être heureux. Un ami m’a dit un jour : "tu as fait de mauvais choix, puisque tu as échoué". Je connais des réussites qui me font vomir. J’ai échoué, mais l’homme au fond de moi a été vivifié. Je tiens le courage en haute estime car il me semble contenir toutes les autres vertus. Je crains les êtres gonflés de certitudes. Ils me semblent tellement inconscients de la complexité des choses … Pour ma part, j’avance au milieu d’incertitudes. J’ai vécu trop d’épreuves pour me laisser prendre au miroir aux alouettes. Ai-je toujours été fidèle ? Ai-je toujours agi selon l’honneur ? J’ai essayé, sans jamais y parvenir entièrement, d’être digne des autres et de la vie. Je ne connais pas de vérité tranquille. Je veux ajouter de la vie aux années qui me restent, témoigner de tout ce qui dure, retrouver la vérité de l’enfant que j’ai été. Simplement essayer d’être un homme. »
Toute une vie
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« Il y a eu un avant : ce jeune homme bravache et courageux à sa manière, policé et ironique, tellement inconscient et adolescent que j’étais en ce matin de septembre où j’ai franchi les trois porches successifs du camp de Buchenwald. Il y a eu un après : ces peaux rasées, ces mains fouillant dans les poches à la recherche de miettes de pain absentes, ces petits pas hésitants, ces visages prématurément ridés, les regards de bêtes affolées… j’ai eu un moment de recul et d’effroi. » « Avant mon séjour dans les camps de concentration, je pensais que le pire venait d’ailleurs. J’ai trouvé le pire chez les autres, mais aussi en moi. Ce n’est pas l’abandon des siens qui est le plus dure à vivre, mais la déchéance de l’homme en soi. C’est la tristesse des déportés. Nous n’avions plus de larmes. Les appels au secours dans la nuit restaient sans réponse. L’agonie et les cauchemars, le sifflement des poumons à bout de course, les excréments vidés dans les gamelles ou à même les châlits, tant certains étaient exténués, les corps purulents sans le moindre pansement faisaient partie de notre quotidien. Nous étions des sacs d’os prononçant à peine dix mots par jour. La pendaison, dans l’imagerie SS, représentait l’exemplarité, l’ordre implacable. La sentence était toujours exécutée avec solennité, devant tous les pyjamas rayés. Plus les SS étaient démonstratifs et moins nous étions impressionnés. Cela ne me faisait même plus d’effet. Arrivé à un tel stade, on ne pense plus. "Je vis encore cet instant", me disais-je, et puis cet autre. Ne pas avoir peur de la mort était le premier commandement du déporté. Sinon, il trébuchait aussitôt tant elle planait autour de nous."Un pendu, me disais-je, et puis cet autre". Un homme nu, battu, humilié, reste un homme s’il garde sa propre dignité. Vivre, ce n’est pas exister à n’importe quel prix. Personne ne peut voler l’âme d’autrui si la victime n’y consent pas. La déportation m’a appris ce que pouvait être le sens d’une vie humaine : combattre pour sauvegarder ce filet d’esprit que nous recevons en naissant et que nous rendons en mourant.
Toute une vie
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« L’Histoire est un orage de fer, qui hache les hommes comme du bois sec. Après, il faut recueillir les cendres, comprendre, raconter. Les hommes croient trop souvent qu’ils peuvent s’affranchir de ce devoir - oublier serait si facile ! -, mais le passé finit tôt ou tard par revenir à la surface. C’est un poids dans la conscience, un fantôme insaisissable, qui empêche de vivre : il étend, jour après jour, une ombre sur l’avenir. Chaque fois que j’ai dû rencontrer les enfants de mes camarades morts en terre lointaine, j’ai pu sentir leur désarroi. J’ai correspondu avec nombre d’entre eux. J’essaie de retrouver dans ma mémoire des traces de présence, des gestes, des attitudes, un regard. Mais je me sens impuissant et démuni. Les mots sont pauvres quand il faut combler l’absence. Lorsqu’un ami mourait à nos côtés, nous pensions que la vie s’arrêtait net, comme un moteur d’avion qui cale en plein vol ou une plante qu’on arrache de la terre. En fait, une cruche se brisait : des larmes et des parfums se répandaient sur le sol, dont je sais aujourd’hui qu’ils coulent longtemps encore à l’intérieur des enfants. » « Je me souviens d’une nuit en pays thaï, après un parachutage. L’ennemi avait décroché au bout d’une journée de combat. Nous étions éreintés. Je n’avais pas dormi plus de quatre heures en trois jours. Je suis tombé dans un sommeil sans rêve ni réveil. Quand je suis revenu à moi, le matin s’était levé. Une légère brume tapissait le sol, à la hauteur du mauvais bat-flanc sur lequel j’avais dormi. Immobile, j’ai ouvert les yeux. Des enfants, à demi nus, se sont approchés de moi. Ils m’ont dévisagé, avec de grands yeux étonnés, qui ne cillaient pas en rencontrant les miens. Ils m’apportaient un bol de soupe. Derrière eux, un énorme buffle, sorti tout droit de la préhistoire, avançait lentement, dodelinant de la tête, dédaigneux, comme s’il inspectait son domaine personnel. La joie déferlait en moi, en ondes puissantes. Je ne pouvais pas la contrôler. J’avais l’impression de naître à nouveau. C’était une joie d’une force animale - et pourtant tellement humaine. Un nouveau jour se levait. J’avais failli ne jamais le connaître. On avait voulu me tuer. J’avais sans doute tué d’autres hommes. De l’autre côté de la montagne, des soldats pleuraient leurs camarades, tués par ma faute. Des vies, peut-être admirables, s’étaient arrêtées. Des familles étaient endeuillées pour toujours. L’horreur de la guerre était passée, à laquelle ni moi ni eux ne pouvions rien. La vie suivait son cours éternel, sans se soucier de nous. »
Les sentinelles du Soir
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