mardi 6 décembre 2011

Paul-Emile de Puydt , Panarchie

Panarchie


Publié dans la Revue Trimestrielle, Bruxelles
(Juillet 1860)


I
EN MANIÈRE DE PRÉFACE

Un moderne a dit: « Si j'avais la main pleine de vérités, je me garderais bien de l'ouvrir. »
Ce mot est peut-être d'un sage: à coup sûr il est d'un égoïste.
Un autre a écrit ceci: « Les vérités que l'on aime le moins à entendre sont celles qu'il importe de dire. »
Voilà deux penseurs qui ne sont pas près de s'entendre. Je m'accorderais assez avec le second, mais dans la pratique sa manière de voir offre des inconvénients.

   Je consulte la sagesse des nations: elle m'apprend que « toute vérité n'est pas bonne à dire. »
Soit ! mais comment distinguer? D'autre part, l'Évangile nous enseigne « qu'il ne faut pas tenir la lumière sous le boisseau. »

Me voilà fort perplexe. J'ai une idée neuve; du moins je la crois telle, et quelque chose me dit que c'est mon devoir de la répandre; cependant, au moment d'ouvrir la main, j'éprouve une certaine inquiétude: quel est l'inventeur qui n'a pas été un peu persécuté?

   Quant à l'invention, une fois confiée à la lettre moulée, elle fera son chemin comme elle pourra; je la tiens pour émancipée. Ma sollicitude se concentre sur l'auteur. L'absoudra-t-on d'avoir eu une idée?
Un ancien, qui sauva Athènes et la Grèce, disait à je ne sais plus quel brutal qui, dans une discussion, à bout d'arguments, levait son bâton sur lui: « Frappe, mais écoute. »

L'antiquité abonde en grands exemples. A l'imitation de Thémistocle, je propose mon idée et je dis au public: Lisez-moi jusqu'au bout, vous me lapiderez ensuite si c'est votre opinion.
J'entends bien, cependant, n'être point lapidé. Le brutal dont je parle est mort à Sparte il y a vingt-quatre siècles, et chacun sait les immenses progrès que l'humanité réalise en deux mille quatre cents ans. De nos jours, les idées ont toute licence de se produire, et si, de temps en temps, on bâtonne encore un inventeur, ce n'est plus comme tel, mais à titre d'agitateur et d'utopiste.
Ces réflexions me rassurent et j'entre résolument en matière.




II
SOSIE
Messieurs, ami de tout le monde!
Molière

J'aime l'économie politique et je voudrais que le monde entier l'eût en aussi grande estime que moi. Cette science, née d'hier et déjà la plus importante de toutes, est loin d'avoir dit son dernier mot. Tôt ou tard, et j'espère que ce sera bientôt, elle régentera l'univers. Je suis fondé à l'affirmer, car c'est dans les écrits des économistes que j'ai puisé le principe dont je propose une application nouvelle, bien plus large et non moins logique que toutes les autres.
Citons d'abord quelques aphorismes, dont l'enchaînement préparera le lecteur.
« La liberté et la propriété sont étroitement liées; l'une favorise la répartition des richesses, l'autre enseigne à les produire. »
« La valeur des richesses dépend de l'usage qu'on en fait. »
« Le prix des services s'établit en raison directe de la demande et en raison inverse de l'offre. »
« La division du travail multiplie les richesses. »
« La liberté engendre la concurrence, qui, à son tour, enfante le progrès. »
(Ch. De Brouckere, Principes généraux d'économie politique.)
Donc, libre concurrence, entre les individus d'abord, puis de nation à nation. Liberté d'inventer, de travailler, d'échanger, de vendre, d'acheter. Liberté de taxer les produits de son travail. Point d'intervention de l'État en dehors de son domaine spécial. « Laissez faire, laissez passer. »
Voilà, en quelques lignes, le fond de l'économie politique, le résumé d'une science sans laquelle il n'y a que mauvaise administration et gouvernements déplorables.
0n peut aller plus loin encore et, dans bien des cas, réduire cette grande science à la maxime finale: Laissez faire, laissez passer.
Je m'en empare et je dis:

    Dans le domaine de la science, il n'y a pas de demi-vérités; il n'existe pas de vérités qui, vraies sous une face, cessent de l'être sous un autre aspect. Le plan de l'univers est d'une simplicité merveilleuse, aussi merveilleuse que son infaillible logique. La loi est partout la même, les applications seules sont diverses. Les êtres les plus élevés et les plus simples, depuis l'homme jusqu'au zoophyte, jusqu'au minéral, offrent d'intimes rapports de structure, de développement et de composition, et de frappantes analogies rattachent le monde moral au monde matériel. La vie est une, la matière est une, les manifestations seulement sont diverses, les combinaisons innombrables, les individualités infinies; et cependant le plan général les renferme toutes. La faiblesse de notre entendement, le vice radical de notre éducation, font seuls la diversité des systèmes et l'opposition des idées. Entre deux opinions qui se contredisent, il y en a une vraie et une fausse; à moins que toutes deux ne soient fausses, mais toutes deux ne peuvent être vraies. Une vérité, scientifiquement démontrée, ne peut être vraie ici et fausse ailleurs, bonne, par exemple, pour l'économie sociale et mauvaise en politique: c'est ici que je voulais aboutir.

La grande loi de l'économie politique, la loi de la libre concurrence, laissez faire, laissez passer, n'est-elle applicable qu'au règlement des intérêts industriels et commerciaux ou, plus scientifiquement, qu'à la production et à la circulation des richesses? La nuit économique qu'elle est venue illuminer, l'état permanent de trouble, l'antagonisme violent des intérêts qu'elle a pacifiés, ne règnent-ils pas au même degré dans la sphère politique, et l'analogie ne dit-elle pas que le remède serait le même dans les deux cas? Laissez faire, laissez passer.

Entendons-nous, cependant: il y a, par-ci par-là, des gouvernements aussi libres que la faiblesse humaine le comporte actuellement, et il s'en faut que tout soit pour le mieux dans ces meilleures des républiques. Les uns disent: « c'est précisément qu'il y a trop de liberté; » les autres: « c'est qu'il n'y en a pas encore assez. »

La vérité, c'est qu'il n'y a pas la liberté qu'il faudrait; la liberté fondamentale, la liberté d'être libre ou de ne l'être pas, à son choix. Chacun se constitue juge et tranche la question suivant ses goûts ou ses besoins particuliers, et comme il y a, là-dessus, autant d'opinions que d'individus, tot homines, tot sensus, vous voyez d'ici le gâchis décoré du beau nom de politique. La liberté des uns est la négation du droit des autres, et réciproquement. Le plus sage et le meilleur des gouvernements ne fonctionne jamais du plein et libre consentement de tous les gouvernés. Il y a des partis, triomphants ou vaincus, des majorités et des minorités en lutte perpétuelle, et d'autant plus passionnés pour leur idéal que la notion en est plus confuse. Les uns opprimant au nom du droit, les autres se révoltant au nom de la liberté, pour devenir oppresseurs à leur tour, le cas échéant.

J'entends! dit un lecteur. Vous êtes un de ces utopistes qui bâtissent de toutes pièces un système dans lequel ils veulent enserrer la société, de gré ou de force. Rien n'est bien de ce qui est, et votre panacée seule sauvera l'humanité. « Prrrenez mon ours! »

Erreur! Je n'ai d'autre ours que celui de tout le monde, et je ne diffère de n'importe quels autres qu'en un point, c'est que je suis partisan à la fois de tous les ours, c'est-à-dire de toutes les formes de gouvernement. De celles, au moins, qui ont des partisans.

Je n'entends plus.

Alors, laissez-moi continuer.

« On est généralement enclin à pousser trop loin la théorie. Faut-il en conclure que toutes les propositions, dont l'ensemble compose une théorie, doivent être toujours considérées comme fausses? On dirait qu'il y a de la perversité ou de la folie dans l'exercice de l'intelligence humaine. Déclarer qu'on n'aime pas la science spéculative, qu'on déteste les théories, n'est-ce pas renoncer à la faculté de penser?»
Ces réflexions ne sont pas de moi; elles ont pour père une des grandes intelligences de notre âge, Jérémie Bentham.
Royer-Collard a dit la même chose avec une grande puissance d'expression:
« Prétendre que la théorie n'est bonne à rien et que la pratique est le seul guide sûr, c'est avoir la prétention d'agir sans savoir ce que l'on fait et de parler sans savoir ce que l'on dit. »
S'il n'y a rien de parfait dans ce qu'invente l'homme, il tend du moins invariablement vers cette perfection impossible: c'est la loi du progrès. Il n'y a de lois immuables que celles de la nature. Ce sont les bases sur lesquelles doit fonder tout législateur, parce que seules elles ont puissance de porter l'édifice social; mais l'édifice lui-même est l'oeuvre des hommes. Chaque génération est comme un locataire nouveau qui, avant de prendre possession, change la distribution, recrépit la façade, ajoute ou retranche une aile, suivant ses besoins particuliers. De loin en loin, une génération, plus hardie ou plus imprévoyante que ses devancières, jette bas l'édifice tout entier, sauf à coucher à la belle étoile jusqu'à ce qu'il soit reconstruit. Quand on l'a refait sur un nouveau plan, après mille privations et de gigantesques efforts, on est tout penaud de ne pas le trouver beaucoup plus habitable que l'ancien. Ceux qui en on dressé les plans s'y sont, il est vrai, ménagé des logements commodes, bien clos, chauds en hiver, frais en été, mais les autres, qui ne pouvent choisir, sont relégués à l'entresol, dans les caves, au grenier. Voila autant de mécontents, de trouble-fêtes, dont les uns regrettent l'ancien édifice, tandis que les plus hardis rêvent déjà une démolition nouvelle. Pour quelques satisfaits la masse des mécontents est innombrable.

Il y a cependant des satisfaits; tenons-en bonne note. L'édifice n'est pas irréprochable, bien s'en faut, mais il a des qualités. Pourquoi le démolir demain, plus tard, n'importe quand, aussi longtemps qu'il abrite commodément assez de locataires pour payer son entretien?
Je hais, pour ma part, les démolisseurs à l'égal des tyrans. Vous êtes logé sous les combles, votre appartement est trop étroit, ou insalubre. Changez-en, je ne demande pas mieux. Choisissez ailleurs, déménagez sans bruit, mais, pour Dieu, ne faites pas sauter la maison en partant. Ce qui ne vous convient plus peut faire la joie de votre voisin. Comprenez-vous l'apologue?

A peu près; mais où voulez-vous en venir? Plus de révolutions, à la bonne heure! Je suis d'avis qu'elles coûtent, neuf fois sur dix, plus qu'elles ne rapportent. Nous conserverons donc le vieil édifice, mais où logerez-vous ce qui déménagent?

Où ils voudront; ce n'est pas mon affaire. J'entends qu'à cet égard on conserve la plus entière liberté. C'est la base de mon système: laissez faire, laissez passer.

Je crois comprendre: ceux qui seront mécontents de leur gouvernement en iront chercher un autre. Il y a du choix, en effet, depuis l'empire de Maroc, et sans parler d'autres empires, jusqu'à la république de San Marino; depuis la cité de Londres jusqu'aux Pampas de l'Amérique. Est-ce là toute votre invention? Elle n'est pas neuve, je vous en avertis.

Il ne s'agit pas d'émigration. On n'importe pas la patrie à la semelle de ses souliers. D'ailleurs, un aussi colossal déplacement est et sera toujours impraticable. Toutes les richesses de l'humanité ne suffiraient pas à payer les frais de déménagement. Je n'entends pas davantage parquer les citoyens suivant leurs opinions; reléguer, par exemple, les catholiques dans les provinces flamandes et tracer de Mons à Liège la frontière du libéralisme. Je désire que l'on continue à vivre ensemble, là où l'on est, ailleurs si l'on veut, mais sans discordes, en bons frères, chacun professant librement ses opinions et soumis aux seuls pouvoirs qu'il aura personnellement choisis ou acceptés.

Je n'y suis plus du tout.

Vous ne m'étonnez nullement. Mon plan, mon utopie, n'est donc pas une vieillerie, comme vous le pensiez d'abord, et cependant rien au monde n'est plus simple et plus naturel; mais il est reconnu qu'en gouvernement comme en mécanique les idées simples viennent toujours les dernières.
Venons au fait: rien de durable ne se fonde que par la liberté. Rien de ce qui est fondé ne se maintient et ne fonctionne avec tout son effet utile que par le libre jeu de tous ses éléments actifs. Autrement, il y a perte de forces, usure prompte des rouages et, en définitive, rupture et accidents graves. Je demande donc pour tous et chacun des éléments de la société humaine, la liberté de s'aggréger suivant leurs affinités et de ne fonctionner qu'au pro-rata de leurs aptitudes; en d'autres termes, le droit absolu de choisir la société politique où ils veulent vivre et de ne relever que de celle-là. Ainsi vous, vous êtes républicain . . .

Moi! le ciel m'en garde!

Simple supposition. L'édifice monarchique ne vous convient pas; l'air y est trop lourd pour vos poumons et le jeu de vos organes n'y a pas l'action que votre constitution réclame. Dans l'état actuel des idées, vous tendez à renverser cet édifice, vous et vos amis, et à bâtir le vôtre à sa place. Mais pour ce faire, vous avez contre vous tous les partisans de la monarchie, qui tiennent à leur monument, et en général tous ceux qui ne partagent pas vos convictions. Faites mieux: assemblez-vous, rédigez votre programme, dressez votre budget, ouvrez des listes d'adhésion, comptez-vous, et si vous êtes en nombre suffisant pour en faire les frais, fondez votre république.

Où cela? Dans les Pampas?

Non vraiment, ici; où vous êtes, sans déplacement. Il est nécessaire jusqu'ici, j'en conviens, que les monarchistes soient consentants. Je suppose résolue, pour la facilité de ma démonstration, la question de principe. Je n'ignore nullement, du reste, la difficulté d'amener ce qui est à faire place à ce qui voudrait et devrait être. Je livre mon idée, et n'entends l'imposer à personne, mais je ne vois que la routine qui puisse la repousser. Ne sait-on pas qu'en tous lieux, gouvernants et gouvernés font assez mauvais ménage. Dans l'ordre civil, on a paré aux mauvais ménages par la séparation légale ou le divorce. C'est une institution analogue que je propose dans l'ordre politique, et sans avoir besoin de l'entourer d'autant de formes et de lenteurs tutélaires, parce qu'en politique un premier mariage ne laisse ni traces physiques ni progéniture. Mon procédé diffère des procédés injustes et tyranniques suivis jusqu'à ce jour, en ce que je n'entends pas qu'on violente personne.

    Vous voulez fonder un schisme politique? Vous en êtes les maîtres, mais à une condition, c'est de faire cela entre vous, en famille, sans toucher en rien aux droits ni à la foi des autres. Pour cela, point n'est besoin de fractionner le territoire de l'État en autant de cases qu'il y a de formes de gouvernement connues et acceptées. Encore une fois, je laisse chacun et chaque chose à sa place. Je demande seulement que l'on se serre un peu et que les dissidents puissent librement bâtir leur église et adorer le dieu Pouvoir à leur manière.

Et les moyens pratiques, s'il vous plaît?

C'est là mon fort. Vous connaissez le mécanisme de l'état civil? Il ne s'agit que d'en faire une nouvelle application. Nous ouvrons, dans chaque commune, un nouveau bureau, le bureau de l'ÉTAT POLITIQUE. Ce bureau envoie, à chaque citoyen majeur, une feuille de déclaration à remplir, comme pour la contribution personnelle ou l'impôt sur les chiens.
« Question. Quelle est la forme de gouvernement que vous désirez? »
Vous répondez, en toute liberté: monarchie, ou démocratie, ou autre chose.
« Question. Si c'est monarchie, la voulez-vous absolue ou tempérée . . . et par quoi? »
Vous répondez: constitutionnelle, je suppose. Quelle que soit, d'ailleurs, votre réponse, on vous inscrit sur un registre ad hoc, et une fois inscrit, et sauf réclamation de votre part, dans les formes et les délais légaux, vous voilà sujet du roi ou citoyen de la république. Dès lors, vous n'avez plus rien à démêler avec le gouvernement des autres, non plus qu'un sujet prussien avec l'autorité belge. Vous obéissez à vos chefs, à vos lois, à vos règlements; vous êtes jugé par vos pairs, taxé par vos représentants; vous n'en payez ni plus ni moins, mais, moralement, c'est tout autre chose. Enfin, chacun est dans son état politique, absolument comme s'il n'y avait pas, à côté de lui, un autre . . , que dis-je? dix-autres gouvernements, ayant aussi chacun leurs contribuables.

Survient-il un différend entre sujets de gouvernements divers, ou entre un gouvernement et le sujet d'un autre? il ne s'agit que de se conformer aux règles dès à présent observées entre nations voisines et amies, et s'il s'y trouve quelque lacune, le droit des gens et tous les droits possibles la combleront sans peine. Le reste est l'affaire des tribunaux ordinaires.

Voilà une nouvelle mine à procès dont l'invention mettra les avocats de votre côté.

J'y compte bien.
Il peut et il doit aussi y avoir des intérêts communs, à tous les habitants d'une circonscription déterminée, quelque que soit leur état politique. Chaque gouvernement, en ce cas, serait à la nation entière (nation politique) à peu près ce que chacun des cantons suisses ou plutôt des États de l'Union américaine est au gouvernement fédéral.

Ainsi toutes ces questions neuves et, au premier abord, effrayantes, trouvent des solutions préparées, une jurisprudence établie sur la plupart des points, et ne présentent de sérieuses difficultés nulle part.
Il arrivera certainement que des esprits mal faits, des rêveurs incorrigibles, des natures insociables, ne s'accommoderont d'aucune forme connue de gouvernement. Il y aura des minorités tellement faibles qu'elles ne fourniront pas de quoi payer le budget de leur idéal politique. Tant pis pour elles et pour eux. Les uns et les autres seront libres de faire de la propagande et de se recruter jusqu'à complément du nombre, ou plutôt du budget nécessaire, car tout se résumera en une question de finances, et jusque-là ils devront opter pour l'une des formes établies. On conçoit que des minorités d'aussi peu de valeur ne causeront aucun trouble.

Ce n'est pas tout: la question est rarement posée entre les opinions extrêmes. On se bat bien plus et bien plus fort pour des nuances que pour des couleurs tranchées. En Belgique, nonobstant quelques défaillances avouées, l'immense majorité opterait, je n'en doute pas, pour les institutions en vigueur, mais dans l'application, en serait-on mieux d'accord? N'avons-nous pas deux ou trois millions de catholiques, qui ne jurent que par M. de Theux, et deux ou trois millions de libéraux qui ne jurent que par eux-mêmes? Comment les concilier? - En ne conciliant rien du tout; en laissant chaque parti se gouverner à sa guise - et à ses frais. Théocratie si l'on veut; la liberté doit aller jusqu'au droit de n'être pas libre, inclusivement.

Seulement, comme il ne faut pas que pour des nuances d'opinions on aille à l'infini multiplier les rouages gouvernementaux, on s'efforcera, dans l'intérêt général, de simplifier la machine et d'appliquer la même roue motrice à produire double ou triple effet. Je m'explique: un roi sage et franchement constitutionnel conviendrait à la fois aux catholiques et aux libéraux; il n'y aurait qu'à doubler le ministère; M. de Theux pour les uns, M. Frère-Orban pour les autres, le roi pour tous.

Qui empêcherait même, si messieurs tels et tels, que je ne nomme pas, s'accordaient pour inaugurer l'absolutisme, que le même prince appliquât ses hautes lumières et sa riche expérience à faire les affaires de ces messieurs sans qu'ils eussent dorénavant le triste embarras d'émettre leur avis sur la marche du gouvernement? Et vraiment, quand j'y pense, je ne vois pas trop pourquoi, en modifiant l'arrangement en sens opposé, ce prince unique, ne ferait pas un président fort acceptable pour une république honnête et modérée. Le cumul ne serait pas interdit.



III
La liberté a ses inconvénients et ses périls,
mais à la longue elle finit par sauver toujours.
M. A. DESCHAMPS.

Un avantage incomparable de mon système, qui en a, d'ailleurs, tant d'autres, c'est de rendre faciles, naturelles et parfaitement légitimes ces variations qui, de nos jours, ont déconsidéré de fort braves gens, et qu'on a cruellement flétries sous le nom d'apostasies politiques. Cette impatience de changement, qu'on a imputée à crime à d'honnêtes citoyens et qui a fait taxer de légèreté ou d'ingratitude certaines nations anciennes et modernes, qu'est-ce après tout, sinon le désir du progrès? Et même, en bien des cas, n'est-il pas étrange qu'on accuse d'inconséquence, de versatilité, précisément ceux qui restent conséquents avec eux-mêmes. On veut la fidélité au parti, au drapeau, au prince; fort bien, si prince et parti sont immuables, mais s'ils se transforment ou font place à d'autres qui ne soient pas précisément des équivalents? Quoi! j'aurai pris pour guide, pour chef, pour maître, si vous voulez, un prince supérieur à son siècle; je me serai incliné devant sa volonté puissante et créatrice et j'aurai abdiqué mon initiative personnelle pour la mettre au service de son génie, et puis, ce prince mort, voilà que lui succède, par droit de primogéniture, quelque esprit étroit, imbu d'idées fausses, qui démolit pièce à pièce l'oeuvre de son père, et vous voulez que je lui reste fidèle? Pourquoi? Parce qu'il est l'héritier direct et légitime du premier? Direct, je le concède, mais légitime, du moins en ce qui me touche, je le nie formellement.

Je me révolterai point pour autant; j'ai vous ai dit que je détestais les révolutions, mais je me tiendrai pour lésé et en droit de changer à l'expiration du contrat.
« Sire, disait Madame de Staël à l'empereur de Russie, votre caractère est pour vos sujets une constitution et votre conscience une garantie. »

    « Quand cela serait, répondit Alexandre, je ne serais jamais qu'un accident heureux. »
Ce mot, si brillant et si vrai, résume parfaitement ma pensée.

Notre panacée, si l'on veut employer ce mot, c'est donc la libre concurrence en matière de gouvernement. C'est le droit pour chacun de chercher son bien-être où il croit le voir, et de se fournir de sécurité aux conditions qui lui plaisent. C'est, d'autre part, le progrès assuré, par une lutte d'émulation entre les gouvernements, obligés de se disputer incessamment la clientèle. C'est la liberté vraie inaugurée dans le monde entier, la liberté qui ne s'impose à personne, qui est pour chacun tout juste ce que chacun veut qu'elle soit, qui n'opprime ni ne trompe et contre laquelle l'appel est toujours ouvert. Pour chercher cette liberté-là il ne faudra renoncer ni aux traditions de la patrie ni aux douceurs de la famille, il ne faudra point apprendre à penser dans une langue étrangère; point ne sera besoin de passer les fleuves et les mers, emportant avec soi les ossements de ses aïeux. Il ne s'agira plus que d'une simple déclaration devant l'état politique de sa commune, et sans avoir ôté sa robe de chambre ni ses pantoufles, on se trouvera à son gré passé de la république à la monarchie, du parlementarisme à l'autocratie, de l'oligarchie à la démocratie ou même à l'an-archie de M. Proudhon.
Êtes-vous las des agitations du forum, c'est-à-dire des logomachies de la tribune parlementaire ou des baisers un peu rudes de la déesse Liberté? Êtes-vous soûl de libéralisme et de cléricalisme, au point de confondre parfois M. Dumortier avec M. De Fré et de ne savoir plus en quoi diffèrent précisément M. Rogier et M. De Decker? Aspirez-vous au repos, aux molles langueurs d'un despotisme honnête? Sentez-vous le besoin d'un gouvernement qui pense pour vous, s'agite à votre place, ait l'oeil à tout et la main partout et qui joue à votre profit ce rôle de vice-providence qui plaît tant aux gouvernements en général? Vous n'avez que faire d'émigrer vers le Midi comme les hirondelles à l'équinoxe et les oies en novembre. Ce que vous désirez est ici, chez vous, ailleurs, partout. Faites-vous inscrire; prrrenez vos places!

Ce qu'il y a d'admirable dans cette découverte, c'est qu'elle supprime à tout jamais révolutions, émeutes, désordres de la rue et jusqu'aux moindres émotions, de la fibre politique. Vous n'êtes pas content de votre gouvernement? Prenez-en un autre. Ces quatre petits mots, gros d'horreurs et rouges de sang, que toutes les cours d'assises, hautes ou basses, martiales, prévôtales, spéciales, toutes sans exception, condamneraient par acclamation comme coupables de provocation à la révolte, ces quatre petits mots deviennent innocents et purs comme autant de séminaristes et aussi bénins que le remède dont se défiait à tort M. de Pourceaugnac. « Prenez-en un autre, » c'est-à-dire passez au bureau de l'état politique, ôtez votre chapeau au commis-chef, priez-le, en bonnes termes, de vous rayer de la liste où vous figurez et de transférer votre nom sur celle de ... il n'importe laquelle.

    Le commis-chef mettra ses lunettes, ouvrira le registre, inscrira votre déclaration, vous en donnera récépissé. Vous le saluerez derechef, et la révolution sera accomplie, sans autre effusion que celle d'une goutte d'encre. Accomplie pour vous seul, j'en conviens. Votre changement n'obligera personne, et ce sera son mérite. Il n'y aura ni majorité triomphante ni minorité vaincue; mais rien non plus n'empêchera les quatre millions six cent mille autres Belges de suivre votre exemple, s'il leur agrée. Le bureau de l'état politique demandera des surnuméraires.

Quelle est au fond, tout préjugé d'éducation mis à part, la fonction d'un gouvernement quelconque? C'est, je l'ai déjà indiqué, de fournir aux citoyens la sécurité (je prends ce mot dans son acception la plus large) aux meilleurs conditions possibles. Je sais bien que, sur ce point, les idées sont encore un peu confuses. Il y a des gens à qui il ne suffit pas d'une armée pour les protéger contre les ennemis du dehors, d'une police, d'une gendarmerie, de M. le procureur du roi et de MM. les juges pour assurer l'ordre au dedans et faire respecter le droit et la propriété.

    J'en sais qui veulent un gouvernement ayant les mains pleins d'emplois bien rétribués, de titres sonores et de décorations éclatantes; avec des douaniers aux frontières pour protéger leur industrie contre les consommateurs et des légions de fonctionnaires protégeant les beaux-arts, les théâtres et les actrices. Mais je sais aussi que ce sont là des vieilleries propagées par ces gouvernements-providence dont nous parlions tantôt. En attendant que la libre expérimentation en ait fait justice, je ne vois pas de mal à ce qu'il subsistent quelque part, pour la satisfaction ce ceux qui les aiment ainsi. On ne demande qu'une chose: la liberté du choix.

Car tout est là: liberté du choix, concurrence. Laissez faire, laissez passer! Cette sublime devise, inscrite sur le drapeau de la science économique, sera un jour aussi celle du monde politique. Économie politique, le nom déjà le faisait prévoir, et, chose curieuse, on a eu beau vouloir changer ce nom, par exemple en économie sociale, le bon sens public a repoussé cette concession. La science économique est et sera la science politique par excellence. N'est-ce pas elle qui a inventé ce principe moderne de non intervention et sa formule: laissez faire, laissez passer.
Donc, libre concurrence en matière de gouvernement comme en toute autre. Voyez d'ici, le premier moment de surprise passé, le tableau d'un pays ainsi livré à la concurrence gouvernementale, c'est-à-dire possédant simultanément, régulièrement enchevêtrés, autant de gouvernements qu'on en a inventés et qu'on en inventera encore.

Oui, vraiment! ce sera un beau gâchis. Et vous croyez qu'on se tirera de cet mêlée?

Certes, et rien de plus aisé à concevoir, si l'on veut s'y appliquer un peu.
Vous rappelez-vous le temps où l'on s'égorgeait pour la religion plus qu'on ne s'est jamais égorgé pour des raisons de politique? Où le divin créateur des êtres était le Dieu des armées, le Dieu vengeur et impitoyable, au nom de qui le sang coulait à flots? Les hommes ont aimé de tout temps à prendre en main la cause de Dieu et à le faire complice de leurs passions sanguinaires.
« Tuez tout! Dieu reconnaîtra les siens! »

Que sont devenues ces haines implacables? Le progrès de l'esprit humain les a balayées comme le vent d'automne fait des feuilles mortes. Les religions au nom desquelles se dressaient jadis les bûchers et les instruments de torture, vivent paisiblement côte à côte, sous les même lois, mangeant au même budget, et si chaque secte prêche toujours sa propre excellence, c'est tout au plus si elle damne encore la secte rivale.

Eh bien, ce qui est devenu possible dans ce domaine obscur et insondable de la conscience, avec l'esprit de prosélytisme des uns, l'intolérance des autres, le fanatisme et l'ignorance des masses; ce qui est possible à ce point qu'on le rencontre et le coudoie dans la moitié du monde, sans qu'il en résulte plus ni trouble ni violences; au contraire avec ce caractère bien saillant que là où les croyances sont diverses, les sectes nombreuses et sur un pied de parfaite égalité légale, elles sont aussi, tout en chacune, plus sages, plus soucieuses de leur dignité et de la pureté de leur morale que partout ailleurs; ce qui est devenu possible dans de si difficiles conditions, ne le serait-il pas davantage dans le domaine purement terrestre de la politique, où tout devrait être clair, où le but se définit par une phrase, où la science s'expose en quatre mots?

Qu'aujourd'hui, où un gouvernement n'existe qu'à la condition d'exclure tous les autres; où un parti ne domine qu'après avoir brisé les partis adverses; où une majorité qui gouverne a toujours à côté d'elle une minorité impatiente de gouverner; qu'aujourd'hui les partis se haïssent et vivent sinon en guerre, au moins en état de paix armée, quoi de plus inévitable? Et qui s'étonnerait de voir les minorités intriguer et remuer sans cesse, et les gouvernements de fait comprimer violemment toute aspiration vers une autre forme politique tout aussi exclusive, de telle sorte que la société se compose d'ambitieux aigris, attendant l'heure de la vengeance, et d'ambitieux satisfaits digérant au bord du précipice? Les principes erronés n'amènent pas de conséquences justes et la force n'engendre ni la vérité ni le droit.

Mais que toute contrainte vienne à cesser; que tout citoyen majeur soit et demeure libre, non pas une fois, au lendemain de quelque révolution sanglante, mais toujours et partout, de choisir, dans le dédale des données gouvernementales, celles qui vont à son esprit et à son caractère ou à ses besoins personnels; libre de choisir, entendons-nous bien, mais non d'imposer son choix aux autres: et tout désordre cesse, toute lutte stérile devient impossible.

Ce n'est encore là qu'une des faces de la question; en voici une autre: du moment où les procédés gouvernementaux sont soumis au régime de l'expérimentation, de la libre concurrence, il faut qu'ils progressent et se perfectionnent, c'est la loi naturelle. Plus de nuages, plus de profondeurs qui ne recèlent que le vide, plus de roueries qualifiées de finesses diplomatiques, plus de ces lâchetés ni de ces infamies badigeonnées de raison d'État; plus d'ambitions de cour ou de camps mal dissimulées sous le faux titres d'honneur ou d'intérêt national. En deux mots, plus de tromperie sur la nature et la qualité de la denrée gouvernementale. Désormais le jour est partout, les gouvernés comparent et se rendent compte, et les gouvernants comprennent enfin cette vérité économique et politique, qu'il n'y a qu'une condition de succès solide et durable en ce monde: c'est de faire mieux et à meilleur marché que les autres. A dater de ce moment l'accord universel s'établit, et les forces perdues jusque-là en labeurs stériles, en frottements et en résistances, s'unissent pour imprimer au progrès et au bonheur de l'humanité une impulsion imprévue, prodigieuse, vertigineuse.

Amen! Permettez cependant une petite objection: Quand toutes les variétés possibles de gouvernement auront été éprouvées partout, au grand jour de la publicité et de la concurrence, qu'en résultera-t-il? Il y en aura évidemment une qui sera reconnue la plus parfaite, et dont, alors, tout le monde voudra, ce qui nous ramènera à n'avoir pour tous qu'un seul gouvernement, c'est-à-dire juste au point de départ.

Pas si vite, je vous prie, ami lecteur. Quoi! de votre propre aveu, tous seraient d'accord et vous appelez cela revenir au point de départ? Votre objection me donne gain de cause sur la proposition principale, puisqu'elle suppose l'accord universel établi par le simple fonctionnement du laissez faire, laissez passer. Je pourrais me borner à prendre acte et vous tenir pour rallié, converti à mon système, mais je ne veux pas de demi-convictions et je ne cherche pas à faire des prosélytes.

Non, on n'en reviendra pas à n'avoir qu'une seule forme de gouvernement, si ce n'est peut-être dans un avenir lointain, quand la fonction gouvernementale sera réduite, du consentement général, à sa plus simple expression. Nous n'en sommes point là, ni près d'y arriver. En attendant, les hommes ne sont ni tous semblables d'esprit et de moeurs, ni aussi faciles à concilier que vous le supposez, et le régime de la concurrence est le seul possible. L'un a besoin d'agitation, de luttes; le repos lui serait mortel; l'autre, rêveur et philosophe, ne voit que du coin de l'oeil les bouillonnements de la société, et ses pensées ne se produisent que dans le calme le plus profond. Celui-ci, pauvre, savant, artiste inconnu, a besoin d'encouragements et de soutien pour enfanter son oeuvre immortelle; il lui manque un laboratoire pour ses expériences, un palais à construire, un marbre à faire dieu. Celui-là, génie puissant et prime-sautier, ne supporte aucune entrave et brise le bras qui veut le guider. A l'un, il faudra la république, ses dévouements et son abnégation; à l'autre, la monarchie absolue, ses pompes, ses splendeurs. Tel discoureur voudra un parlement, tel autre incapable d'assembler dix mots, demandera qu'on proscrive les bavards. Il y a des esprits forts et des têtes faibles, des ambitieux insatiables et des gens simples, content du petit lot qui leur est échu; il y a, enfin, autant de caractères que d'individus, autant de besoins que de natures différentes. Comment contenter à la fois tout ce monde avec une seule forme de gouvernement? Évidemment, on s'en accommodera à des degrés fort inégaux; il y aura des satisfaits, des indifférents, des frondeurs, des mécontents, voire même des conspirateurs.
En tout cas, comptez sur la nature humaine pour réduire le nombre des satisfaits au-dessous de celui des mécontents. Si parfait qu'on suppose ce gouvernement unique, et fût-il la perfection absolue, il y aurait toujours une opposition: celle des natures imparfaites, à qui toute perfection est inintelligible ou antipathique. Dans mon système, les plus vifs mécontentements ne seront que querelles de ménage, avec le divorce pour remède extrême.

Mais sous ce régime de concurrence, quel gouvernement voudra se laisser distancer par les autres dans la carrière du progrès? Quels perfectionnements, heureusement appliqués chez le voisin, refusera-t-on d'introduire chez soi? Cette émulation, constamment entretenue, enfantera des prodiges. Mais aussi, les gouvernés seront tous des modèles. Libres d'aller et de venir, de parler ou de se taire, d'agir ou de laisser faire, ils n'auront, s'ils ne sont pas pleinement satisfaits, à s'en prendre qu'à eux-mêmes. Dès lors, au lieu de faire de l'opposition afin d'être remarqué, on mettra son amour-propre à se persuader et à persuader aux autres que l'autorité dont on relève est la plus parfaite qui se puisse rêver. Ainsi s'établira entre gouvernants et gouvernés une douce intimité, une confiance réciproque et une facilité de relations aisée à concevoir.

Quoi? vous rêvez sérieusement et tout éveillé cet accord complet des partis et des sectes politiques? Vous comptez les faire vivre côte à côte sur le même terrain, sans qu'ils se heurtent, sans que les plus fort tentent d'absorber ou de soumettre les plus faibles? Vous imaginez que de cette grande Babel sortira la langue universelle?

Je crois à la langue universelle, comme je crois à la souveraine puissance de la liberté pour pacifier le monde; je n'entends prévoir ni le jour ni l'heure de l'accord. Mon idée est une semence que je jette au vent; tombera-t-elle sur un sol fertile ou sur les pierres du chemin? Ce n'est plus mon affaire. Je ne propose rien. Tout, d'ailleurs, est affaire de temps. Qui eût cru, il y a un siècle, à la liberté de conscience? Et qui, de nos jours, oserait la remettre en question? Y a-t-il bien longtemps qu'on souriait encore à cette idée bizarre que la presse était une puissance, un pouvoir dans l'État? Et maintenant les vrais hommes d'État s'inclinent devant elle. Et cette puissance nouvelle, l'opinion publique, que chacun de nous a vue naître et qui, encore embarrassée de ses langes, impose ses arrêts aux empires et pèse souverainement dans les conseils mêmes des despotes, l'aviez-vous prévue, et n'auriez-vous pas ri au nez de celui qui eût osé en prédire l'avènement?

Du moment que vous ne proposez rien, nous pouvons causer. Dites-moi, par exemple, comment dans cette enchevêtrement d'autorités, chacun reconnaîtra les siens. Et si l'on peut, à toute heure, s'enrôler sous ce gouvernement-ci, se dégager de celui-là, sur qui et sur quoi comptera-t-on pour régler les budgets et solder les listes civiles?

D'abord, je n'admets pas qu'on soit libre de changer à toute heure et de faire banqueroute à son gouvernement. On peut assigner à ces sortes d'engagements un minimum de durée; un an, je suppose. Des exemples pris en France et ailleurs m'autorisent à penser qu'il est possible de supporter, durant toute une année, le gouvernement qu'on s'est donné. Les budgets, régulièrement votés et répartis, obligeraient chacun jusqu'à due concurrence, et, en cas de contestation, les tribunaux ordinaires prononceraient. Quant à retrouver chacun ses sujets, ses administrés ou ses contribuables, est-ce plus difficile que pour chaque église de recenser ses fidèles et pour chaque association de compter ses actionnaires?

Mais vous aurez dix gouvernements, vingt peut-être au lieu d'un, donc autant de budgets, de listes civiles, de frais généraux autant de fois répétés qu'il y aura de différents états-majors.
Je ne nie point la force de l'objection. Remarquez seulement qu'en vertu de la loi de la concurrence, chacun de ces gouvernements tendra, de toute nécessité, à devenir aussi simple et aussi économique que possible. Les états-majors qui nous coûtent, Dieu sait! les yeux de la tête, se réduiraient au plus strict nécessaire, et les sinécures supprimées rendraient leurs titulaires au travail productif. Cependant la question ne serait, par là, qu'à demi résolue et je n'aime pas les solutions par à peu près. Trop de gouvernements seraient un mal, une cause de dépenses exagérées, sinon de confusion. Eh bien, dès que ce mal sera senti, le remède ne se fera pas attendre. Le bon sens public fera justice des exagérations, et il ne subsistera bientôt de gouvernements que ceux qui seront réellement viables: les autres périront d'inanition. Vous voyez que la liberté a réponse à tout.

Peut-être. Et les dynasties régnantes, et les majorités triomphantes, et les corps constitués, et les doctrines en crédit, pensez-vous que jamais ils abdiquent pour se ranger bénévolement sous la bannière du laissez faire, laissez passer? Vous avez beau dire que vous ne proposez rien, on n'esquive pas ainsi la discussion.

Dites-moi d'abord si vous croyez fermement qu'ils soient assez sûrs de leur positions pour avoir toujours intérêt à refuser une large concession? Or, moi seul, je ne destitue personne. Tous les gouvernements existent en vertu d'une force qu'ils puisent quelque part en dehors d'eux, et dont ils usent plus ou moins habilement pour se perpétuer. Dès lors, ils ont leur place assurée dans mon organisation. Qu'ils doivent perdre d'abord bon nombre de leurs adhérents plus ou moins volontaires, je n'ai garde de le nier; mais sans parler des chances de l'avenir, quelles enviables compensations du côté de la sécurité des pouvoirs et de leur stabilité! Moins de sujets, moins de contribuables, c'est le mot propre, mais en revanche, soumission absolue et cependant volontaire pendant la durée du contrat. Plus de contrainte, peu de gendarmes, guère de police; des soldats, tout juste assez pour la parade, mais les plus beaux possibles. Les dépenses décroissant plus vite que ne sauraient décroître les revenus. Plus d'emprunts, plus de gêne financière; on aura, ce qui ne s'était encore vu que dans le Nouveau Monde, des économies au moyen desquelles on pourra faire des heureux. On sera béni, encensé, et je ne parle pas de ces vapeurs stupéfiantes qu'on souffle au nez des pouvoir chancelants, mais de vrai parfums d'Arabie, faits pour des nez d'élite. Quelle dynastie n'aimerait à s'éterniser ainsi? Quelle majorité ne consentirait à laisser la minorité émigrer en masse?

Voyez enfin comme un système qui a pour base le grand principe économique de laissez faire est fort contre toutes les difficultés. La vérité n'est pas vrai à demi; elle est la vérité, ni plus ni moins. Aujourd'hui, nous avons des dynasties régnantes et des dynasties déchues; des princes qui portent la couronne et d'autres qui ne seraient point fâchés de la porter; et chacun a son parti; et chaque parti a pour mission principale de mettre des bâtons dans la roue du char de l'État, jusqu'au jour où, le char ayant versé, ils peuvent à leur tour monter dessus et risquer la culbute. Jeu charmant de bascule, dont les peuples payent les frais et ne se lassent guère, comme disait Paul-Louis Courier. Avec notre procédé, plus de ceux coûteux équilibres ni de chutes à grand fracas; plus de conspirations ni d'usurpations; tout le monde est légitime, et personne. On est légitime sans conteste, tant que l'on dure, et pour les siens seulement. Hors de là, nul droit divin ni terrestre, si ce n'est le droit de se modifier, de perfectionner ses plans et de faire un nouvel appel aux actionnaires.

Point d'exils, ni de proscriptions, ni de confiscations, ni de persécutions d'aucune sorte. Le gouvernement qui tombe liquide avec ses bailleurs de fonds; s'il a été honnête, si sa comptabilité est en règle, si les statuts, constitutionnels ou autres, ont été fidèlement observés, il peut quitter son palais le front levé et aller à la campagne rédiger ses mémoires justificatifs. Viennent d'autres circonstances: les idées se modifient, une lacune se fait sentir dans l'État collectif, une spécialité manque, des actionnaires inactifs ou mécontents cherchent un placement... Vite on lance son prospectus, on recueille des adhésions, et quand on se croit assez fort, au lieu de descendre dans la rue, comme on dit en style d'émeute, on monte au bureau de l'état politique, on fait sa déclaration, que l'on appuie du dépôt d'un exemplaire de ses statuts fondamentaux et d'un registre où les adhérents vont se faire inscrire, et voilà un gouvernement de plus. Le reste est affaire d'intérieur, de ménage, et les associés seuls ont à s'en enquérir.

Je propose un droit minime d'enregistrement et de mutation que les employés de l'état politique percevront eux-mêmes et à leur profit. Quelques cents francs pour fonder un gouvernement, quelques centimes pour passer individuellement de l'un à l'autre. Les employés n'auront pas d'autre traitement, mais j'imagine qu'ils ne seront pas trop mal rentés et que ces sortes de places seront très courues.
N'êtes-vous pas émerveillé de cette simplicité de rouages, de ce mécanisme puissant qu'un enfant pourrait conduire, et qui répond cependant à tous les besoins? Cherchez, tâtez, scrutez, analysez! Je vous défie de le trouver en défaut sur aucun point.

Aussi suis-je convaincu que personne n'en voudra: l'homme est ainsi fait. C'est même cette conviction qui m'engage à publier mon idée. En effet, si je ne fait point de prosélytes, ceci n'est qu'un jeu d'esprit, et nul pouvoir constitué, nulle majorité, nulle corporation, personne enfin qui dispose de quoi que ce soit n'a le droit de m'en vouloir.

Et si, par hasard, vous m'aviez converti?

Chu.....t. Vous allez me compromettre!

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